Platon : Qu’est-ce que le beau ?: Le beau
Platon, un pionnier paradoxal
Platon est le premier philosophe qui fasse de l’esthétique l’objet d’une enquête explicite. Avant lui, les présocratiques se sont intéressés aux principes élémentaires de la nature ou aux fondements des lois, mais aucun d’entre eux ne s’est demandé ce qu’est le beau en tant que tel. Chez Platon, l’interrogation sur le beau est si importante qu’elle est exemplaire de l’interrogation philosophique elle-même, c’est-à-dire de la quête des essences ou Idées qui constituent le fond de toute réalité. Alors qu’il expose la différence entre ces réalités illusoires que sont les êtres sensibles et l’être véritable qui est intelligible, c’est d’ailleurs à l’opposition entre les choses belles et le beau en soi qu’il revient inlassablement. Dans ces conditions, Platon aurait dû célébrer l’art et les artistes qui vouent leur vie entière à la recherche du beau, mais chacun sait que ce n’est pas le cas : dans la cité idéale dont il rêve, les artistes n’ont aucune place. Comment peut-il en être ainsi ? Comment une esthétique qui sera, à bien des égards, le modèle de toutes celles qui suivront, peut-elle se conjuguer avec un rejet de l’art ?
Se méfier des apparences
On sait que pour Platon, le monde que nous voyons, le monde sensible, n’est pas le monde vrai. Nous sommes comme des prisonniers, enfermés depuis leur naissance dans une caverne, qui l’auraient rien vu d’autre que des ombres et les prendraient pour les réalités véritables, alors qu’elles n’en seraient que des imitations.
De même que ces prisonniers doivent sortir de la caverne pour découvrir ce qui est en vérité, il nous faut comprendre que nous n’y parviendrons qu’à la condition de nous détourner des apparences, pour considérer des réalités plus vraies, auxquelles on accède non par les yeux mais par l’esprit, les réalités intelligibles, les essences <>u « idées ». Précisons que le terme français « essence » vient de la traduction latine (essentia) du grec ousia. Ousia est un substantif formé à partir de l’usage nominal du participe présent (to on : l’étant) du verbe être (éinaï) en grec l’ ousia, c’est la qualité d’être, le fait pour une chose d’être proprement ce qu’elle est : ce que les modernes ont plus généralement appelé sa nature.
Se détourner des apparences pour atteindre à la réalité véritable, telle est la bonne méthode en philosophie. Ainsi faut-il, par exemple, se détourner des choses belles pour s’inquiéter du beau en soi qui n’est pas sensible mais intelligible. Cette méthode est solidaire de la question qui cherche à déterminer l’essence même des choses: la question «qu’est-ce que? ». Il ne s’agit pas de chercher ce qui est beau, de savoir quelles choses sont belles mais ce qu’est le beau en soi, le beau purement beau, en un mot le beau idéal.
« Tout dernièrement, excellent Hippias, je blâmais dans une discussion certaines choses comme laides et j’en approuvais d’autres comme belles, lorsque quelqu’un m’a jeté dans l’embarras en me posant cette question sur un ton brusque: «Dis-moi, Socrate, d’où sais-tu quelles sont les choses qui sont belles et celles qui sont laides ? Voyons, peux-tu me dire ce qu’est le beau ? » Et moi, pauvre ignorant, j’étais bien embarrassé et hors d’état de lui faire une réponse convenable. Aussi, en quittant la compagnie, j’étais fâché contre moi-même, je me grondais et je me promettais bien, dès que je rencontrerais l’un de vous autres savants, de l’écouter, de m’instruire, d’approfondir le sujet et de revenir à mon questionneur pour reprendre le combat. Aujourd’hui tu es donc venu, comme je disais, fort à propos. Enseigne-moi au juste ce que c’est que le beau et tâche de me répondre avec toute la précision possible, pour que je ne m’expose pas au ridicule d’être encore une fois confondu. »
Le beau ne s’impose pas de lui-même
Chacun d’entre nous, et Socrate lui-même ne fait pas exception à la règle, juge de ce qui est beau et de ce qui est laid sans trop s’embarrasser de savoir de quoi il parle. Car enfin, que l’on demande en quoi consiste cette beauté que nous trouvons à certaines choses tandis qu’elle nous paraît manquer à d’autres, et nous constaterons que notre ignorance est proportionnelle à l’assurance dont nous faisons preuve en exprimant nos goûts. Si nous pouvons à la rigueur donner quelques raisons de notre plaisir, aucune définition du beau ne s’impose d’elle-même : il est clair que nous parlons sans savoir.
La leçon de l’Hippias majeur (une lecture)
L’exigence mise en avant par Socrate est ruineuse pour un sophiste qui fait profession d’enseigner à chacun l’art d’avoir toujours raison, c’est-à-dire de faire triompher ses jugements dans les débats d’opinion. Et c’est pourquoi Hippias commence par nier I ’importance de la question : à quoi bon s’embarrasser d’une telle question, elle est des plus faciles à résoudre :
« Sache donc, Socrate, puisqu’il faut te dire la vérité, que le beau, c’est une belle fille.»
Si Hippias ne craint pas d’être réfuté, c’est parce qu’il a fourni une réponse susceptible de faire consensus : la beauté féminine, a fortiori celle d’une jeune vierge (d’une « fille ») vient spontanément illustrer, dans l’esprit de la plupart des hommes, l’idée qu’ils se l’ont de la beauté et les peintres nous présentent des jeunes filles dénudées comme allégories de la beauté. Hippias ne serait pas contredit, sans doute, par tout autre que Socrate. Pourtant sa réponse ne tient aucun compte de l’avertissement de ce dernier, avertissement dont il n’a manifestement pas compris le sens :
« Hippias: Le questionneur, n’est-ce pas, Socrate, veut savoir quelle chose est belle ? Socrate : Je ne crois pas, Hippias; il veut savoir ce qu’est le beau. Hippias: Et quelle différence y a-t-il de cette question à l’autre ? Socrate : Tu n’en vois pas ? Hippias : Je n’en vois aucune. Socrate: Il est évident que tu t’y entends mieux que moi. Néanmoins, fais attention, mon bon ami : il ne te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu’est le beau. Hippias : C’est compris, mon bon ami, et je vais lui dire ce qu’est le beau, sans crainte d’être jamais réfuté. »
Ne pas distinguer entre la question de savoir ce qu’est le beau et celle de savoir ce qui est beau, c’est ignorer l’ordre des questions :
« Toutes les belles choses ne sont-elles pas belles par la Beauté ? »
Si c’est bien la beauté qui rend belles les choses belles, c’est elle qu’il faut considérer pour juger à bon escient qu’une chose est belle ou ne l’est pas et c’est elle qu’il faut définir préalablement à l’expression de tout jugement sur le beau ou le laid. L’erreur d’Hippias témoigne de son refus de l’exigence philosophique de savoir de quoi on parle et, de plus, elle trahit une faute grossière de raisonnement. La distinction entre les choses belles et le beau lui-même caractérisé comme ce qui les rend belles implique évidemment que toutes sortes de choses peuvent être belles. Une belle jeune fille tient sa beauté du beau en soi : elle ne saurait par conséquent la définir. Autant confondre la beauté en soi avec la beauté des juments ou celle des lyres, voire avec celles des marmites ! Mais Hippias s’indigne justement qu’on puisse mettre sur le même plan la beauté des vierges et celle des marmites. Il est davantage sensible aux fautes de goût qu’aux fautes de logique.
Beauté et impuissance
Hippias va donner deux autres réponses qui renouvellent la même erreur : cherchant toujours des réponses consensuelles, il ne pense qu’aux choses que tous s’accordent à trouver belles et identifie la beauté successivement à l’or puis à ce que les Grecs honorent. Que retenir de ces échecs d’Hippias ? A trois reprises, il échoue dans sa quête du beau en soi qu’il ne cesse de confondre avec les choses que les hommes s’accordent à trouver belles. Au fond, il n’a jamais réussi à faire la différence entre l’interrogation sur le beau en soi et l’interrogation sur ce qui est beau. Il ne s’agissait pas de chercher ce qui est beau, de savoir quelles choses sont belles mais ce qu’est le beau en soi, le beau purement beau, en un mot le beau idéal. Son échec est une forme d’impuissance philosophique : il n’a pas su se détourner des réalités sensibles au bénéfice de celles qui ne sont accessibles qu’à l’intelligence.
Se détourner des belles choses pour connaître le beau
Tout ceci est bien connu. On notera pourtant ce qu’une telle démarche peut avoir de paradoxal, s’agissant du beau : il faut se détourner des choses belles (au contraire de ce que fait Hippias) si l’on veut atteindre le beau intelligible. Mais la beauté n’est – elle pas nécessairement sensible? Mieux encore, la beauté est inséparable du plaisir qu’elle procure. C’est ce dont Socrate lui- même témoigne dans la suite du dialogue alors qu’il s’interroge sur la possibilité d’identifier le beau au plaisir.
« Vois donc : si nous appelions beau ce qui nous cause du plaisir, non pas toute espèce de plaisirs, mais ceux qui nous viennent de l’ouïe et de la vue, comment pourrions- nous défendre cette opinion ? »
Cette définition s’accompagne d’une restriction importante puisqu’elle exclut du beau les plaisirs provoqués par d’autres sens que la vue et l’ouïe. A la question de savoir ce qui justifie une telle exclusion, Socrate répond que de tels plaisirs, s’ils sont vifs, sont laids, plutôt que beaux :
« C’est que, dirons-nous, tout le monde se moquerait de nous, si nous disions que manger n’est pas agréable, mais beau, et qu’une odeur suave n’est pas chose agréable, mais belle. Quant aux plaisirs de l’amour, tout le monde nous soutiendrait qu’ils sont très agréables, mais que, si on veut les goûter, il faut le faire de manière à n’être vu de personne, parce qu’ils sont très laids à voir. »
La distinction que fait ici Platon anticipe évidemment sur la distinction kantienne entre l’agréable et le beau et elle inaugure une longue tradition philosophique qui associe au beau des plaisirs désintéressés et les plus spirituels de nos sens. Ici, elle est surtout révélatrice des difficultés qui entourent la définition du beau comme plaisir. Car Socrate le concède, les plaisirs sensuels n’en sont pas moins d’authentiques plaisirs. Il faudrait donc déterminer ce que les plaisirs de la vue et de l’ouïe ont de spécifique, qui les distingue des autres, et justifie qu’on les rapporte au sentiment du beau.
« C’est donc, continuera-t-il, pour un autre motif que parce qu’ils sont des plaisirs que vous avez choisi ces deux- là parmi les autres ; vous voyez en eux quelque caractère qui les distingue des autres et c’est en considérant cette différence que vous les appelez beaux. »
Paradoxal plaisir esthétique
La tâche va être l’occasion de soulever de nouvelles difficultés S’il est évident que les plaisirs de la vue et de l’ouïe ont une qualité commune qui les distingue des autres plaisirs, cette qualité ne saurait s’identifier ni à ce qui plaît spécifiquement à la vue ni à ce qui plaît spécifiquement à l’ouïe. Conséquence paradoxale : le caractère recherché rend beaux ensemble les plaisirs de la vue et de l’ouïe, mais pas séparément. Or si deux choses sont belles ensemble, elles le sont également séparément. Les plaisirs de la vue et de l’ouïe ne sauraient donc définir le beau.
Que peut-on retenir de telles arguties? Bien sûr et d’abord, le souci platonicien de ne pas faire du beau une qualité sensible et de souligner les limites d’une esthétique au sens propre, incapable de saisir le beau en soi. Mais au-delà de cet enjeu interne, Platon nous donne à penser sur un étonnant paradoxe : d’un côté, il paraît bien difficile de ne pas associer beauté et plaisir, même si les plaisirs en question sont les moins sensuels, et partant les plus spirituels de nos plaisirs, mais de l’autre il paraît bien difficile d’appréhender le beau en termes de plaisir. Platon est donc le premier à suggérer le caractère paradoxal du plaisir proprement esthétique. N’est- ce pas un plaisir qui s’adresse davantage à l’esprit qu’au corps qui m est l’occasion? Du Banquet du même Platon à l’Esthétique de Hegel, la philosophie occidentale ne cessera d’approfondir cette question.
Vidéo : Platon : Qu’est-ce que le beau ?
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Platon : Qu’est-ce que le beau ?