Quelques valeurs modernes
La qualité architecturale des espaces publics étant une donnée plutôt culturelle que physique — même si elle porte sur des éléments matériels —, on l’appréhende forcément dans le contexte d’un système de valeurs. Mais un individu (sauf le dogmatique, peut-être) n’est pas condamné à pratiquer une seule grille d’évaluation. Ainsi, tout au long de nos visites, l’hygiéniste en nous ne pouvait pas rester insensible aux valeurs fondamentales de l’urbanisme moderne, sur l’espace et la verdure par exemple. Mais comme il n’était pas seul à avoir droit au chapitre, nous étions plusieurs fois sujet à des impressions contradictoires, à un débat intérieur. Néanmoins, pour faciliter la présentation de nos réflexions, commençons par l’évocation des valeurs modernistes.
Espace
Une première qualité de l’espace public hygiéniste est sa quantité. Il existe deux manières pour la créer : situer les immeubles en bordure d’une étendue non construite, ou les espacer le plus possible. Normalement c’est la première option qui prime, les vraies grandes étendues se trouvant là ou un ensemble d’habitations est situé sur la rive d’un cours d’eau, près de la plage, sur une colline, à la limite d’un parc. Les vastes étendues « intérieures » à un ensemble, quant à elles, si l’on veut les créer au pied de tous les immeubles, nécessitent la construction de très grands bâtiments, les énormes unités d’habitations de Le Corbusier par exemple. Mais ce dernier a été quasiment le seul à adopter cette option.
À défaut des vastes espaces entre et autour de très grands bâtiments, on peut opter pour la création d’un seul grand espace et ce, par le positionnement de bâtiments près des bords du terrain, arrangement qui permet de dégager son centre. L’espace central ainsi créé est proportionné à la surface de l’ensemble. Il implique toutefois le resserrement des autres espaces de l’ensemble dont il fait partie, qui sont rejetés vers la périphérie du terrain. Ces espaces, comme ceux des schémas sans grand vide central, sont définis par les immeubles, selon plusieurs combinaisons parfois très réussies : espaces entre deux barres parallèles, espace autour de deux barres en « L », espaces entre trois barres formant un « U », ou même espaces, toujours assez ouverts, mais volontairement délimités sur leurs quatre côtés. Dans tous ces cas, la quantité de l’espace cède la place à la qualité ; on change donc le registre de jugement : la mesure et les proportions deviennent primordiales.
Il existe toutefois une catégorie des espaces « illimités » (ou plutôt mal limités, du point de vue formel) : les délaissés. Il s’agit de ces espaces qui servent davantage à séparer les choses qu’à les unir : à séparer notamment bâtiments, voirie et limites parcellaires. Ces lieux n’ont aucune qualité spatiale. Seul leur traitement en surface peut éventuellement leur conférer une certaine qualité — ce qui est assez rare malheureusement. Et comme ces délaissés sont nombreux et souvent de grande taille, il se peut que ce soit justement cette catégorie – quelle retombée mesquine de l’idée grandiose de l’espace illimité ! – qui influe sur la mauvaise image associée aux textures urbaines vertes.
Verdure
La ville dans le parc, telle est la définition courante de l’idée fondamentale de l’urbanisme dit moderne. Cependant, dans notre travail, nous n’avons pas rencontré jusqu’ici un ensemble fondé sur elle. Seule la Cité des Auteurs s’en rapproche, dans la mesure où elle ressemble un peu au schéma du projet de Le Corbusier pour la ville de Nemours : une série de barres disposées en quinconce. Mais l’échelle réduite de cet ensemble (dimension des immeubles et des distances entre eux) lui confère un caractère radicalement différent du « modèle ». Les espaces de cette cité sont agréables, mais ensemble ils sont loin de constituer un parc. Pourtant, le parc existe bel et bien : c’est lui qui occupe l’espace central dont il a été question plus haut. Or, de ce fait, il est dans la ville et non l’inverse. Le parc des Grandes-Terres à Marly-le-Roi en est un cas exemplaire. En y pénétrant du côté sud, où se trouvent un centre commercial et un établissement scolaire, on est immédiatement ébloui ; on est dans un vrai parc, un beau parc, bien dessiné et soigneusement entretenu. Parfois – c’est le cas de la Cité universitaire internationale à Paris -, un entretien un peu moindre contribue à sa façon au charme du lieu. En fait, chaque parc présente ses propres avantages, même quand il est relativement clairsemé, comme celui des Dervallières à Nantes. Il ne faut cependant pas oublier que, contrairement aux parcs urbains traditionnels, les parcs des textures urbaines vertes servent souvent l’accès aux immeubles ; ce qui peut poser quelques problèmes, la nuit notamment.
A une échelle plus réduite, on est aussi séduit par le petit « parc » qui occupe le centre de La Garotterie à Nantes : à peu près deux cent cinquante logements sont répartis dans sept plots et deux barres courbes qui délimitent un relativement grand espace comportant quelques arbres sur fond de gazon un peu dégarni ; le tout situé sur une pente (environ 8 %) très agréable ; lespace est visuellement fermé en haut du terrain par les deux barres courbées ; la vue est orientée vers les échappées entre les plots. À Lille, la résidence La Flandre est organisée selon un schéma différent : lensemble se compose de trois barres (deux à R + 7 et une à R+ll, cette dernière beaucoup plus longue que les deux autres) perpendiculaires au grand boulevard Lille-Roubaix ; elles sont reliées par une petite barre à R +1 parallèle à cette très grande voie. Le parc en question, en arrière des bâtiments, est aménagé à l’anglaise ; le fait qu’il soit en contrebas par rapport aux bâtiments ajoute à son aspect isolé (indépendant des bâtiments) et au calme qui y règne. Dans ces deux cas, les petits parcs fondent la qualité indéniable des lieux.
La verdure ne couvre pas seulement les parcs. Dans une texture urbaine verte, elle est présente quasiment partout. Son traitement est très varié. C’est d’ailleurs à ce propos que la palette des critères d’évaluation s’élargit considérablement. Parfois, c’est un paysage très plat, simple et sévère, ponctué seulement par quelques groupes plaisants d’arbres, comme celui de la Résidence du Parc à Lille. À La Baule, aux Salinières, c’est surtout le jardin au centre d’un « U » formé par trois barres et donnant sur le port de La Baule-Pouliguen qui est apprécié avec son grand bassin (bruit d’eau très agréable) et ses quelques pins dans un angle. À Reims, dans l’ensemble des Châtillons, des buttes arrondies sont censées adoucir une trame hexagonale très dure. Parfois, c’est plutôt la densité et la grandeur des arbres que l’on commente favorablement, les arbres ayant grandi avec le temps.
Un détail capital : le joint entre bâtiment et surface verte. Son traitement fait souvent la différence entre bonne et mauvaise surface verte. Les Salinières à La Baule illustrent ainsi une belle transition entre jardin et immeubles : chemin en gravier — bande plantée légèrement — dalles. En fait, laisser le gazon arriver jusqu’au bâtiment aboutit souvent à une zone désagréable au pied de l’immeuble.
Vue
Dans les entretiens, nos interlocuteurs attribuent souvent la qualité d’une texture urbaine verte au fait qu’on en a une vue panoramique. Il est vrai que certains ensembles sont établis sur des collines, dans une position géographique digne de quelques étoiles dans les guides touristiques. La côte Sainte-Catherine, par exemple, ménage une vue globale et relativement rapprochée sur Bar-le-Duc : au premier plan, la vallée de l’Ornain et donc le chemin de fer et la ville du XIXesiècle ; puis, de l’autre côté du versant de la vallée, la ville haute et le noyau historique ; c’est beau et instructif. De Montreynaud, en regardant vers le sud, la ville de Saint-Étienne est plutôt lointaine, mais on l’aperçoit bien dans toute son étendue. C’est surtout vers le nord que le site réserve une vue splendide sur de nombreuses collines verdoyantes, parcimonieusement peuplées ; c’est franchement magnifique. Mais la vue, toujours bénéfique aux appartements (du moins à certains d’entre eux) ne structure pas forcément les espaces publics. Par exemple, l’organisation des Grandes- Terres prend en compte la forme allongée du plateau, orienté nord-sud, plutôt que la vue spectaculaire vers l’est, sur la vallée de la Seine. A Montreynaud également, l’ensemble est structuré vers l’intérieur — plusieurs barres sont positionnées autour d’une dalle centrale montant vers une tour — malgré l’attraction visuelle des bords. Tout comme au Bernon-Village à Epernay, où l’ensemble est divisé en deux parties qui se rejoignent autour d’une voie pas très réussie.
Pentes fortes
On loue souvent la grande capacité d’adaptation des textures urbaines traditionnelles aux sites escarpés. Mais on oublie de mentionner que cette réussite se fait parfois au prix d’une rupture du réseau viaire (quand les « montées » remplacent, par exemple, les voies carrossables). Surtout, elle ne résout pas toujours les problèmes de l’arrière des habitations adossées à la pente. Les pentes fortes en revanche ne posent aucun problème aux typologies modernes bien employées. Une façon assez récurrente pour prendre en compte cette condition extrême est de positionner les barres perpendiculairement au dénivelé. Cette solution est économique : elle permet de créer des bâtiments relativement hauts – par rapport au point bas de la pente – ne nécessitant pas d’ascenseur, puisque l’accès se fait au point haut de la pente. Par ailleurs, les longues barres venant butter contre la pente créent aussi un effet esthétique indéniable, comme aux Dervallières à Nantes. À Beaulieu, à Saint-Étienne, les barres sont plutôt des bâtiments en « L », celles qui sont perpendiculaires à la pente se retournent en haut pour former un côté d’une rue relativement traditionnelle à mi-pente.
Les pentes fortes sont souvent un obstacle difficile pour l’urbanisation « spontanée » faute des moyens nécessaires à la mise en place d’infrastructures capables de relever le défi géographique. C’est alors que les grands gestes urbanistiques prennent le relais. D’où l’attraction qu’exercent les collines sur les grands ensembles. Or, du fait de leur fort dénivelé, ces sites sont souvent en discontinuité avec le reste de la texture urbaine. Ce qui leur confère une valeur esthétique sûre pose un problème social grave, celui de l’isolement. Certes, cet effet n’est pas négatif en soi, il peut même être recherché par une population relativement aisée qui veut se distinguer du reste de la société. Mais dans les cas qui nous intéressent ici, il s’agit plutôt d’un éloignement, considéré comme un rejet imposé.
Disposition perpendiculaire
Les barres perpendiculaires à la pente ne sont qu’un cas d’un principe général d’agencement moderniste : on place les bâtiments perpendiculairement à un élément positif, le bord de mer par exemple, pour que les deux côtés de la barre bénéficient de la vue. Cette disposition est contraire à la traditionnelle position des immeubles parallèlement au site, qui crée un contraste entre le devant et l’arrière des bâtiments, dont la moitié seulement bénéficie des avantages du paysage. Le positionnement moderniste abolit cette dichotomie et la hiérarchie qui va avec (mais aussi certains effets plastiques qui sont, à leur manière, très beaux). L’Hermitage à Nantes est un bon exemple de la disposition moderniste : six petites barres (de 40 à 80 mètres) perpendiculaires à la falaise qui suit la Loire aménagent de belles vues sur le fleuve et forment un ensemble remarquable. A Lille, les barres de deux beaux ensembles, les résidences La Flandre et Ermenouville, sont perpendiculaires non pas à un fleuve mais au grand boulevard Lille-Roubaix-Tourcoing. Le premier ensemble se compose de trois grandes barres perpendiculaires à la voie reliées par une barre basse. Les surfaces libres entre les barres ne sont pas belles (une dalle, couvrant un parking souterrain, moitié aménagée en parking de surface et l’autre couverte de gazon), mais l’espace est d’autant plus agréable (généreux et un peu protégé du boulevard par la barre basse) qu’il est prolongé, au fond de cette grande parcelle, par un beau parc. Le second ensemble se trouve à l’entrée de Roubaix, là où le boulevard revêt un caractère de grande avenue réellement urbaine. La résidence est formée de deux barres perpendiculaires à la voie, avec chacune un petit retour bas servant à fermer un peu l’espace entre les deux. Le traitement généreux de la surface en pente (murets en pierre, petites haies en forme orthogonale, socle conique au pied des arbres…) crée un vrai jardin d’entrée donnant sur le grand boulevard.
Ailleurs dans l’agglomération lilloise, on trouve d’autres exemples de cette disposition, moins prestigieux mais aussi efficaces. A Beaulieu, à Saint-Etienne, vers le sommet de la colline, où la pente est douce, se trouvent six petites barres perpendiculaires à une route en corniche assez jolie. Dans cette même ville, deux barres en bordure du parc de l’Europe confèrent au bas du quartier de La Métare un air de luxe indéniable : enfin des barres (presque) dans un parc. Toutefois, n’oublions pas que situer les barres perpendiculairement aux voies fait aussi partager les inconvénients de celles-ci : aucun appartement ne bénéficie du calme qu’on peut avoir sur l’arrière d’un bâtiment construit parallèlement à ces sources de nuisances.
Vidéo : Quelques valeurs modernes
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Quelques valeurs modernes
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