La vie des artistes, une vie hors du commun
Génie?
Ce qui nous intéresse ici, c’est de connaître la signification du terme « génie » afin de mieux définir ce qui est d’essence artistique. Nous avons besoin d’admirer ceux qui dépassent la mesure commune des capacités humaines dans la triple fonction sociale dégagée par Georges Dumézil, à savoir religieuse, militaire et productive. Le missionnaire, le champion et l’artiste sont des êtres qui se distinguent en tant que saint, héros et génie.
Michel-Ange, Léonard de Vinci, Rembrandt, Picasso, Dali sont considérés comme autant de génies. Il s’agit bien sûr de prononcer là un jugement de valeur. Les ouvrages consacrés aux artistes participent à la constitution d’une hagiographie des créateurs dont on veut nous faire croire que la destinée est hors mesure, le caractère hors pair, et que les capacités sont surhumaines, voire divines. Mais certains auteurs ne leur reconnaissent pas de tels caractères exceptionnels, le génie n’étant pour eux que le résultat de conditions particulières déterminantes. Comment, sinon, expliquer la floraison de génies qu’a connu la Renaissance italienne, autour de lieux comme Rome, Florence et Venise?
Dans l’Antiquité classique, le génie incarne la force vitale et l’âme humaine Il protège l’individu, mais il peut aussi, comme malin génie, le menacer, et bouleverser sa vision rationnelle du monde. C’est dire que l’artiste ne maîtrise pas son génie. L’inspiration est une possession divine de l’esprit du créateur qui se manifeste par l’enthousiasme (habité des dieux). Le rhéteur Longin, au f siècle de notre ère, insiste sur le talent inné qu’il attribue à une forte nature et i affirme qu’il ne se transmet pas par l’enseignement. Durant la Renaissance, les notions d’originalité et de nouveauté sont associées à l’idée de génie inventeur considéré comme ingénieur, c’est-à-dire concepteur et réalisateur d’œuvres ingénieuses, ce qui le distingue de l’artisan, lequel est seulement un fabricant Quand en 1623, un grand poète qualifie Le Caravage de « créateur plus que de peintre », il flatte le génie de l’artiste, ce génie qui fait de lui un visionnaire, ur démiurge, un égal de Dieu, un véritable deus artifex. Raphaël est surnommé le « Divin », tandis que Le Greco utilise le bras d’un Crucifix pour en faire le manche de son pinceau.
Le XVII siècle classique conserve cette opposition entre inspiration géniale et habileté technique qui ne procède que selon les règles. Boileau célèbre « du Ciel l’influence secrète ». Le génie ne s’acquiert ni ne se transmet. Roger de Piles l’affirme : « Le génie est la première chose que l’on doit supposer dans un peintre. C’est une partie qui ne peut s’acquérir ni par l’étude ni par le travail », c’est une «heureuse naissance ». Mais privilégier le génie c’est prendre le risque de faire peu de cas de la raison, comprise comme raisonnement de technicier et comme faculté de jugement. Concilier génie et raison a été l’une des tâches essentielles des théoriciens de l’art des xvn’ et XVIII siècles. Si le poète est inspiré, voire « furieux », il se doit d’avoir l’esprit fort sérieux, et s’emporter quand il le faut. Cet effort de compromis aboutira à une quasi identification. Furetière dans son Dictionnaire définit le génie en retenant certes les sens de talent et de tempérament mais surtout comme « l’esprit ou la faculté de l’âme en tant qu’elle pense ou qu’elle juge ». L’homme de génie n’est donc pas un furieux irrationnel. L’esthétique romantique réalise la fusion entre ces oppositions en définissant la forme poétique comme « un tout complet » : « ce qui est surtout nécessaire pour qu’un ouvrage soit poétique dans son essence, c’est qu’il soit produit d’un seul jet, que l’esprit en détermine la forme, et que la forme y soit l’expression de l’esprit » (A. W. Schlegel, Cours de littérature dramatique, 1814).
Le grand artiste ,génie méconnu
On ne manque pas d’exemples d’artistes qui ont été glorifiés après leur mort. Comment rendre compte de ce phénomène? « L’analyse doit faire jouer simultanément l’étude des éléments internes à l’œuvre, c’est-à-dire la puissance des investissements affectifs, et l’étude des éléments externes, c’est-à-dire les modes de réception de l’œuvre », écrit André Chastel.
L’homme de talent subit inévitablement les intrigues de ses contemporains. « Et c’est ce double motif mélancolique de la nostalgie des grands hommes du passé et de l’injustice du présent envers les génies qui aboutira après la Renaissance au thème typiquement romantique — et si familier aujourd’hui — du génie méconnu » (Nathalie Heinich, préface à l’ouvrage d’Edgard Zilsel, Le génie, 1993).
Dans un livre passionnant, Nathalie Heinich se demande comment Van Gogh, peintre méconnu à son époque est à présent universellement célébré : « Comment un individu nommé Vincent Van Gogh a-t-il été peu à peu constitué en héros — singularisé par la comparaison, grandi par l’admiration et, enfin, sanctifié par la célébration? Comment les moments de sa biographie sont-ils devenus motifs légendaires — anecdotes tout d’abord, puis vérités historiques et, finalement, lieux communs? » (La gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, 1991).
La méthode délibérément adoptée pour répondre à ces questions est celle qu’utilise l’ethnologie sous le nom d’« observation participante ». L’auteur recueille et analyse des écrits, des témoignages, des images, des comportements relatifs à Van Gogh. Elle conclut qu’une légende s’est constituée, reprenant les principales caractéristiques des vies des saints telles que les a racontées, au XIII siècle, Jacques de Vorágine dans sa Légende dorée. Alors s’est mis en place le mythe de l’artiste maudit que la société ne reconnaît pas. Viennent à l’esprit les noms de Valadon, Utrillo, Modigliani, Toulouse-Lautrec, Camille Claudel, Nicolas de Staël… Aujourd’hui, avance Nathalie Heinich, l’admiration sans borne du public est provoquée par son désir de rachat
Des vies d’exception
On ne manque pas d’exemples témoignant de génies artistiques précoces, d’épisodes évoquant la virtuosité étourdissante d’artistes, de Giotto dessinant jn cercle parfait à main levée, à Picasso traçant d’une seule ligne continue des scènes à divers personnages… Or, comme nous le révèlent Emst Kris et Otto kurz (L’image de l’artiste, 1934), toutes ces anecdotes puisent dans un fonds commun, « un répertoire de figures fabuleuses et rhétoriques, constitué dès Antiquité, repérable en Orient comme en Occident, et dont s’est peu à peu dégagée notre idée de l’artiste, d’un personnage défiant les normes », du génie ! Cette tradition est à mettre en relation avec ce qui fut son modèle : la légende du Christ enfant, rappellent Kris et Kurz. Il fabriquait des oi d’argile auxquels il insufflait la vie. Par ce pouvoir, le Christ est le créateur monde, et répète l’acte de son Père.
Vidéo : La vie des artistes, une vie hors du commun
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