Un mode de questionnement : la philosophie de l'art et l'esthétique
« Il semble que lorsqu’un philosophe ou un esthéticien parle de peinture, écrit Etienne Gilson (Peinture et réalité, 1958), aucun peintre ne comprend ce qu’il dit… » Et il cite le cas de Delacroix s’enfuyant en cachette d’une conférence donnée par Félix Ravaisson, pourtant le plus qualifié à l’époque pour parler intelligemment des arts plastiques.
Jusqu’au milieu du xvm’ siècle, la réflexion sur l’art est comprise dans des systèmes philosophiques plus vastes et n’apparaît qu’épisodiquement, ou prend la forme de poétiques. Dans le premier cas, les auteurs s’interrogent sur la nature du beau ou sur la place de l’art; dans le second, on cherche à édicter les règles de l’art et du beau.
À la fin du Moyen Âge, est apparue la notion moderne d’auteur et, avec elle, celle d’originalité qui permet de reconnaître la qualité d’un créateur. Ces créateurs ne sont pas d’égale valeur. Le goût désigne alors leur capacité, et celle de leur public, à distinguer le bien du mal, le beau du laid. Ce qui implique un jugement. Car cette beauté, il faudra parvenir à la définir, lui donner des références. Elle ne se trouvera plus dans l’ordre universel du monde, mais dans ce qui plaît à notre goût (un « libre jeu » entre l’intelligible et le sensible) et à notre sensibilité. Du reflet objectif du Cosmos, l’art en est venu à dépendre de la subjectivité de l’individu. Ainsi se constitue progressivement l’esthétique, comme science du beau. On a besoin de se référer aux œuvres anciennes, à la tradition vénérable des Anciens représentée par les oeuvres de l’Antiquité.
En 1750, Baumgarten (Æsthética) définit l’esthétique comme discipline autonome en la fondant dans une théorie de la connaissance. Dès ses Méditations, Baumgarten décrit l’esthétique comme « la science du mode sensible de la connaissance d’un objet » (§ CXV). C’est une « logique de la faculté de connaissance inférieure, gnoséologie inférieure, art de la beauté du penser, art de Yanalogon de la raison » (Métaphysique, § 533). L’esthétique de Baumgarten n’est ni une poétique, ni une théorie du goût, et si on peut y voir une théorie du beau et une théorie de l’art, le fait complètement nouveau est qu’elles trouvent leur fondement dans une théorie de la perception sensible. Baumgarten amorce une synthèse entre « raison » et « sensibilité » : logique et esthétique sont également nécessaires. Le premier, il articule le rôle de la sensibilité dans la connaissance (gnoséologie) avec son rôle dans les beaux-arts, dans leur production comme dans leur réception.
L’esthétique est une expérience qui possède une évidence et une valeur de vérité propres. C’est donc dans une théorie de la connaissance que s’inaugure l’esthétique, connaissance qui certes n’accède pas à la clarté et à la distinction, mais ne les contredit pas et ne leur cède en rien en perfection — mais perfection sensible. Et c’est cette inscription de l’esthétique dans la connaissance qui fonde l’esthétique philosophique, c’est-à-dire qui, premièrement, rompt définitivement avec les poétiques normatives, deuxièmement, met fin au schéma hiérarchique qui établit une différence de degré entre le sensible et l’intelligible, suggérant deux façons d’atteindre à l’universalité. À côté de celle qui ramène toute la diversité à quelques données simples, est promue celle qui saisit le général dans le particulier de la réalité intuitive, sans abolir sa diversité et sa -nultiplicité. L’accent étant mis sur la valeur cognitive de l’expérience sensible, es règles de la poétique n’interviennent que comme partie de l’esthétique, devant mener le poème à son maximum de perfection sensible.
L’esthétique, donc, en est arrivée à prendre en compte la subjectivité des hommes aux dépens de l’autorité constituée par le passé ou une volonté divine. L’originalité devient une valeur reconnue. L’autorité de la tradition se trouve par là ébranlée. Une critique d’art devient nécessaire pour apprécier une œuvre par rapport à une autre, puis l’histoire de l’art pour repérer évolution et progrès. L’originalité de l’auteur ou celle de l’œuvre sert toujours à déterminer leur importance historique, donc à les inscrire dans une histoire de l’art au sein de laquelle il s’agit d’innover pour avoir droit de cité. C’est pourquoi l’historien d’art reste attaché aux divers domaines de la philosophie, de l’esthétique et de la critique qui sont ses authentiques racines.
Ces diverses approches philosophiques de l’art sont présentées par Jean-Luc Chalumeau dans son précieux Lectures de l’art (1991) : « J’appelle lecture de l’art l’acte par lequel l’homme, informé des différentes voies particulières d’accès à la connaissance, les utilise pour orienter sa subjectivité et l’enrichir d’un contact désormais fécond avec les questions majeures posées par les artistes. »
Si l’esthétique est l’étude des jugements de goût, la science de l’art est l’étude des lois de l’art.
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