Les singuliers de l'art
Art dit naïf, spontané, primordial, populaire sinon primitif ou archaïque, instinctif, brut, cet art de l’improvisation est à voir, à déchiffrer tel qu’il se présente, soit qu’il ait les qualités d’un enchantement ou d’une féerie, soit qu’il se réduise à un refrain, un ressassement.
On peut être enchanté par l’imagerie de cet art, de valeur souvent fragile, ainsi qu’un enfant qui ne veut pas grandir et qui voit les couleurs du monde éclabousser ses mains. Il jubile. D’où cet émerveillement d’avoir à veiller, assoupi dans des paradis perdus et les débuts ingénus de l’art.
Cependant, cette approche reste limitée, réductrice. Il faut la rendre plus appropriée à cet art qui, après tout, cherche à transfigurer à sa manière. Transfiguration féerique, comme chez l’Algérienne Baya (née en 1931). Elle ravit André Breton. Au lieu d’une association libre de mots, qui définit la poésie surréaliste en son principe premier, Breton découvre dans cette œuvre une association de formes et de couleurs qui seraient dans l’inconscient de l’artiste une inscription archétypale, équivalente à un souvenir du paradis. Mais un paradis retouché en quelque sorte par l’itinéraire d’une vie, d’une femme qui tombe, dirait-on, du ciel.
^ De là cette flore et cette faune mythiques, ces femmes aux apparats tissés avec des fleurs, des robes, de beaux objets qui ornent la vie en forme édénique. Cette liberté ailée, qui rappelle un monde d’anges fait signes, raconte une fable, une allégorie, un souvenir secret, une histoire fantasmagorique, telle que la module une conteuse enchantée. C’est un conte qui touche de la couleur, qui la rêve sortie des doigts, matière qu’on transporte jusqu’aux portes du regard. Toucher du regard, séduire par oubli, se dédoubler : c’est la “Reine”, confesse Breton, une reine qui tient le rameau d’or. Le poète imagine une utopie, ou plutôt un non-lieu, une a-topie, où le monde s’est immobilisé en une pureté initiale où tout peut recommencer : “Et voici, profilée sur le tissu de fils de la vierge de l’avenir, la silhouette hiératique de Baya soulevant un coin du voile, découvrant ce que le jeune monde uni, harmonique et s’aimant pourrait être. Oui, sa main est encore armée, c’est vrai. Il est indéniable que son attirail de merveilles, les philtres et les sorts, secrètement le disputent aux extraits de parfums des Mille et une nuits. C’est que le désir humain est chez elle à l’état pur, n’admettant à sa satisfaction aucun obstacle, livré sans frein d’exaucement. La main, qui tenait le prisme, le voit noircir et, mue par un ressort immémorial, s’oriente vers l’herbe et l’épingle”.
Baya nous confie : “Quand je peins, je suis heureuse, je suis dans un autre monde, j’oublie tout”. Peindre, oublier tout, un des secrets de l’art et de ses loisirs. Lorsqu’elle travaillait à Vallauris pour sculpter, elle recevait la visite de Picasso, lequel, à son tour, venait oublier auprès d’elle son travail si absorbant et son angoisse permanente : déconstruire et reconstruire la peinture moderne. Anecdote instructive, à la manière d’un conte angélique.
Cette rencontre entre l’art dit naïf et l’art moderne a été décrite aussi à propos de COBRA et de la Marocaine Chaïbia Tallal (née en 1929), à une époque où la seconde guerre mondiale avait déjà produit ses effets et où les membres fondateurs de ce mouvement international s’étaient depuis longtemps dispersés.
Rappelons cela : Chaïbia, d’origine paysanne, était une voyante. Au lieu de tirer des cartes, elle se mit à colorier, à tirer des couleurs. Une nuit, elle fit ce rêve : “J’ai fait le rêve là, dans la petite chambre à côté qui donne sur le jardin. J’étais chez moi, le ciel était bleu, bardé d’étendards qui claquaient au vent, comme s’il y avait une tempête. De la chambre où j’étais jusqu’à la porte, à travers tout le jardin, il y avait des cierges allumés. La porte s’est ouverte. Des hommes en blanc sont entrés, ils m’ont apporté des pinceaux et de la toile. Il y avait des jeunes, et deux vieillards avec de longues barbes. Ils m’ont dit : “Ceci est dorénavant ton gagne-pain”. Comment je gagnais ma vie à ce moment-là ? Tu es marrante, toi, que veux-tu que je fasse ? Une femme illettrée, quelles sont les possibilités ? Tu es marrante ! Je faisais le ménage, je lavais le linge, je passais le torchon ! Mais je faisais sérieusement ce que j’avais à faire. Donc il y eut ce rêve. Le lendemain, j’ai raconté le rêve à ma sœur. Il fallait réaliser le rêve. Le surlendemain, j’ai été à la médina, j’ai acheté la peinture, tu sais la peinture qu’on utilise pour les portes, ce n’était pas important. L’important c’était de créer, de commencer, de réaliser. Mon fils Tallai avait un studio, je l’avais vu peindre”.
Ce n’est pas que Chaïbia peigne la “réalité” comme le dit le critique André Laude à propos de cette artiste du peuple, car peindre est toujours une traduction, une transposition croisée entre un acte, une mise en forme et une captation fugitive des puissances du dehors, elle en fait un jeu de cartes. En fait, Chaïbia travaille la couleur, elle la transforme en dessin, en pictogramme. C’est là son plaisir.
Cette unité de surface entre le signe, la couleur et la ligne, l’autre Marocain, Moulay Ahmed Drissi (1923-73), la réalise admirablement. Ce merveilleux coloriste, frère visuel de Rothko, est un compositeur d’une simplicité plastique qui ne manque point d’audace. Derrière les scènes quotidiennes, l’esquisse d’une légende ou d’un mythe. Nous admirons chez lui cette grande humilité, ce sens de l’humain, cette sérénité habitée par le désir de l’essentiel. Telle est la passion de tout artiste : construire, pour notre plaisir paradoxal, des éternités fugitives. Grâce à la variation des apparences, tissées par le signe, la forme, la couleur, la matière, l’artiste cherche à transfigurer, et non à figurer. La réalité qui vibre au bout de ses yeux est d’abord la sienne, toute émotive et sensuelle, attirée souvent par la nostalgie, la mélancolie et l’attrait de la solitude : “La création résiste à la mort, en réinventant la vie ; cela se nomme résurrection” (Michel Serres).
On a souvent réduit cet art dit “naïf” à une curiosité exotique, à une sorte de poupée russe : tantôt on sort un primitif, tantôt un fou, ou un enfant attardé. Boîte à merveilles ethnologique, retour au mythe du bon sauvage, cher à Rousseau. Mais nous savons, depuis la découverte des arts nègres, que cet art a fait beaucoup pour l’invention de la modernité dans la sculpture, la peinture.
La triade de l’ethnologie traditionnelle (enfant- primitif – fou) appartient à une connaissance de l’homme et des civilisations tout à fait révolue. Même le vertige du “fou” est porteur, lui aussi, de création et d’invention.
Tel est l’exemple du Marocain Abbas Saladi (1950-92), hanté par le chaos. Entrer dans le chaos suppose une étrange modification de l’équilibre de la scène, qu’elle met en rêve, sinon en cauchemar, devant nous. L’œuvre de Saladi est porteuse d’une violence de l’ombre. Elle s’abrite derrière un paravent de solitude et d’esseulement, une espèce de mur réversible, par lequel, appuyé sur ce mur, l’artiste se retrouve, par un coup de gong, de l’autre côté de la vie, dans la demeure des Isolés. La médina de Marrakech est toujours là pour nous faire perdre en sa mémoire, son labyrinthe, ses fragments de bonheur. Une ville où un revenant de F Ailleurs vient nous rappeler à son souvenir.
Nous nous souvenons de lui comme d’un homme abandonné par le temps. Tant qu’il peignait, il vivait dans sa peinture, et dès qu’il cessait, la Possession reprenait ses droits. Silencieux, si immobile qu’il fallait reculer avec lui vers l’aube de la parole. Sa parole comme sa peinture : essentielle, onirique. Il rêvait aussi bien en parlant qu’en demeurant taciturne. Sa peinture, apparemment narrative, visualise des légendes, des mythes, des scènes fantasmagoriques, enfin des fables de sorcier, avec ses talismans, ses villes imaginaires, architectures qui ne tiennent debout que dans un esprit effectivement enchanté par sa synapse émotive, et prodige tout se voit en un clin d’œil.