Le voyage sentimental : littérature de voyage
La littérature du Grand Tour se compose, en général, d’une description de faits et d’observations, qui prend appui sur un manuel touristique ante litteram, à partir d’une projection psychologique d’états d’âme ci de réflexions éveillées par la séduction des lieux recontrés. Les journaux de voyage de la première moitié du XVIIIe’ siècle traduisent les modèles d’une esthétique des Lumières qui prévoit ordre et sélection dans l’esprit du voyageur suivant la formule de l’uni-formité dans la variété, tandis que les journaux de la seconde moitié du siècle en accentuent l’aspect émotif, mélancolique ou sentimental. Comme l’analyse Attilio brilli 11995, p. 38-44], ce sera vraiment Laurence Sterne qui inaugurera la mode du “voyageur sentimental” avec son Voyage sentimental à travers la France et l’Italie ( 1768 ) . Sterne élabore là une parodie de la littérature de voyage et de ses canons. La sensibilité du narrateur et l’aspect subjectif sont ainsi mis en avant sans tenir compte des principes prescriptifs classiques. Avec le journal de Sterne s’opère vraiment un changement dans les émotions et les sentiments. qui rompt avec les schémas du premier journal de voyage, plutôt pragmatique et détaché. Selon Brilli, le voyageur sentimental participe au flux des événements accidentels, au détail des faits et des choses rencontrés, au pathétique de scènes inhabituelles et réintroduit ce jeu de la fiction romanesque qui avait été exclu des précédents journaux de voyage. L’optique des Lumières se modifie ainsi. Maintenant “on voyage dans la nature humaine”, depuis Sterne jusqu’au Washington Irving des Taies qf a Traveller (1822). Sterne avait en fait déplacé l’attention de l’extérieur, le panorama des usages et des coutumes, vers l’intérieur en projetant sur le monde aspects émotifs, saillies, mélancolie. Nous assistons à travers ce changement d’attitude narrative, continue Brilli, à la fragmentation intérieure de l’individu, à un chevauchement des états d’âme. Grâce à cela, l’anecdote, la saynète, la rencontre fortuite provoquent pathétique et ironie. A partir de 1770, la nouvelle dimension du sentimental, de l’aimable humoriste , instaure un produit de haute valeur littéraire qui a été inauguré par Adclison, Richardson et poursuivi par Austen.
Au cours de ce siècle, la nature, même la plus sauvage, est domestiquée. Le paysage, comme on l’a dit, s’accorde aux humeurs des voyageurs. En même temps, on voit se dessiner un rapport inédit entre homme et nature à travers la reformulation du concept de sublime et l’évolution du pittoresque. C’est un charme tout à fait neuf, par rapport à l’idée de la belle nature, autrement dit de la nature perfectionnée par les beaux-arts pour l’utilité et le plaisir, selon laquelle l imitation ne concerne pas la nature en elle- même, mais telle qu’elle peut être conçue par l’esprit.
i image ainsi créée ne présente pas la forme gracieuse les jardins, résultat d’une sélection de traits pris à l.i nature et perçus désormais comme s’ils étaient la naiLire même. Même le portrait pittoresque des paysages désolés, mélancoliques de la campagne romaine, des paysages dramatiques de cascades et de volcans, ou encore des paysages de ruines, change en se fondant sur de nouveaux éléments descriptifs. Le paysage est plutôt découvert, dans la peinture comme dans la littérature, par une variété d’effets et de tons qui détermine une nouvelle sensibilité “romantique”.
Le voyageur se sent attiré par l’irréductibilité des différences locales, historiques, ethniques, artistiques des différents pays. D’où, ici, l’intention de montrer une gamme hétérogène de réactions psychologiques, d’esquisses, de descriptions.
Nombreux sont les lieux décrits ou dépeints : l’Italie, la Grèce, la France, l’Espagne, la région rhénane, l’Écosse, l’Irlande et les nouveaux continents. C’est une mode qui suit les époques et les générations : I d’abord l’Italie, puis, peu a peu, le goût du voyage i choisit d’autres directions. Ce sera, ensuite, la découverte des paysages souterrains comme chez Jules I Verne, puis des vues aériennes, comme chez Saint- j Kxupéry. Les lieux se disposent face à nous à travers une pluralité de points de vue. Et le voyageur est un amateur, qui cultive et pratique le dessin, l’aquarelle, l ci plus récemment la photographie avec un plaisir attentif à capturer l’âme des lieux.
Le sentiment du paysage est en général l’expression d’affects fédérés par une émotion commune et participative. A travers l’acte de contemplation, le sentiment fait correspondre l’objet à l’imagination, sans interposer de médiations intellectuelles ou affectives. Nous pouvons le considérer comme une impression directe, comme la manifestation miraculeuse de l’objet retourné au sujet au moment où ils s’unissent l’un et l’autre. C’est une attraction, une absorption où plonge l’observateur. Une grâce qui dissimule des sites élus par le cœur, et résulte d’un mélange d’images internes et externes ; et peu importe que ce soit le jardin d’Armide du Tasse, l’Eden de Milton, la grotte de Pope, la cascade du Staubbach chère à Goethe, etc. Le paysage et l’imagination procèdent l’ensemble, amis généreux et diligents. C’est ainsi que l nous réussissons à comprendre le langage des arbres et de l’eau qui exprime la douce ou dramatique sonorité du temps. Car nous sommes saisis par un plaisir venu de la “magie naturelle de l’imagination ”, comme le disait Jean-Paul. Une magie qui trouve une résonance chez Coleridge, quand il déclare préférer l’œil intérieur à l’œil pittoresque. Le sentiment du paysage change, partant de la révolution picturale de Girardin et du jardin sentimental équilibré de Hirschfeld, pour atteindre à la profondeur du sentiment. Que l’on observe l’évolution du romanesque, avec ses formes tourmentées, surprenantes, inédites et subtiles, faites de rochers, de cascades, d’angles et de déserts.
Le voyageur, n échappant pas au charme des lieux, annonce un relativisme du goût : on se sent palladien en Vénétie, winckelmannien à Rome, gothique dans les cités rhénanes. Mais c’est Rome qui capte l’attention de tous. Rome, la patrie d’élection. Après le voyage de Luther en 1510, elle ne sera plus tant la Civitas Dei que le lieu qui réunit nature et histoire, Antiquité et culture. A la figure du pèlerin se substitue, comme l’explique De Seta, celle du voyageur intéressé par la morphologie des lieux, par les légendes, les costumes, l’art. Corinne (liv. IV) de Mme de Staël témoigne de cet amour ; c’est une interprétation romantique de Rome qui deviendra le bréviaire esthétique de nombreux voyageurs dans la première moitié du XIXe siècle.
Sur les lieux, les jugements peuvent être variés et contrastés mais tous ces jugements ont en commun un même fondement théorique. L’éloge fait par Inigo Jones puis par Goethe de l’architecture palladienne n’est pas partagé par Ruskin qui lui est hostile ; le jugement négatif de Benjamin Constant sur la résidence de Wurtzbourg ne constitue pas un critère de référence suffisant pour exclure le baroque, les observations de île Brosses sur les mosaïques de la coupole de Saint- Marc à Venise et du baptistère de Florence ne font pas non plus l’unanimité. Tout cela fait partie des évaluations du goût qui varie en fonction des positions occupées par chacun.
Le paysage ne peut être séparé de l’archéologie dont il tire une aura toute particulière. On pense aux sites monumentaux dispersés dans la campagne, en particulier à cet immense patrimoine d’antiquités et de beauté paysagère qui apparaît de Rome à Brindisi, un trajet de cinq cent soixante kilomètres parcouru par plus de vingt siècles d’histoire. Partout en Italie, on découvre des itinéraires, grands ou petits, qui constituèrent aussi pour partie les étapes des intellectuels du Grand l’our. Toutefois, après ce rapide passage en revue qui renvoie à une mémoire infinie, nous pourrions au moins indiquer un lieu exemplaire propre a résumer la signification de la découverte du paysage à travers le voyage.