Explorations et pèlerinages
Au cours de l’histoire, la beauté a aussi été décrite dans toutes ses variétés par les explorateurs et les pèlerins, en poursuivant néanmoins deux objectifs différents, l’un scientifique et l’autre religieux. A partir de leurs notes de voyage et de leurs récits, on peut aussi retracer l’aventure du goût, l’aventure d’une perception esthétique particulière.
Le pèlerinage, comme pratique de dévotion consistant à se rendre dans un sanctuaire ou dans un lieu sacré pour y accomplir des actes rituels, est une façon d’observer les paysages et les gens, les milieux et les habitudes inconnus. Qu’il s’agisse d’une visite à
Delphes ou à Bénarès, à Eleusis ou à Saint-Jacques- de-Compostelle, à Jérusalem ou à Lhassa, à Lourdes ou à La Mecque, l’itinéraire, surtout si on l’analyse à travers les siècles, de l’Antiquité à nos jours, offre un immense registre de descriptions utiles pour dresser une carte des pays, des peuples et des coutumes. Toutefois, les témoignages relèvent davantage de la foi, mis à part les rares cas où un effet remarquable est résulté de l’art littéraire ou de l’art pictural. Ici le paysage a davantage une fonction allégorique ou métaphorique, même s’il peut être grandiose comme dans le voyage de Dante, dans les Contes de Cantorbéry ou dans les Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt. Aujourd’hui on trouve un exemple surprenant de révocation du pèlerinage dans La Voie lactée de Bunuel, dans son amour surréaliste pour l’ironie et le paradoxe. Derrière ces cultes, il y a des traditions et des mythes transcrits de différentes façons dans les livres sacrés, les bestiaires, les herbiers, les inscriptions, les traités de physiognomonie, les danses, les expressions gestuelles, etc. Une multiplicité de voix, de témoignages. quelque chose d’exceptionnel, entre l’expérience quotidienne et le pouvoir de rêver. En général, nous devons considérer le pèlerinage comme une voie ancienne du savoir, rencontre libre de culture et de langage. Il y a une solennité dans le voyage collectif ou singulier des pèlerins, appliqués à découvrir des lieux révélateurs de mystères. Peut-être aussi que les parcours balisés par des menhirs, comme on en peut trouver en Bretagne, étaient des itinéraires sacrés pour les pèlerins de l’âge de pierre. Dans l’iconographie médiévale, le pèlerin porte généralement une coiffe avec une large bande repliée sur la partie arrière et maintenue en pointe sur le devant ; il porte bâton et besace. Son attribut particulier est la coquille présente sur le chapeau, sur la besace ou ailleurs. Tout comme la gourde, la courge apparaît souvent aussi.
Dans ce contexte, il faut nous arrêter davantage sur l’exploration scientifique afin de nous faire une autre idée du pèlerinage et d’en faire ressortir le côté esthétique. Ainsi nous nous retrouvons comme des touristes cultivés dans une vie errante, entre ruines .uniques et paysages inconnus. Toute une littérature ci une esthétique de l’exotisme se développent alors parallèlement.
Parmi les explorateurs scientifiques, Humboldt mérite une attention particulière. Son fameux Cosmos, importante étude géographique et naturaliste, se confronte précisément au sentiment esthétique de la nature ; plus généralement, il donne au paysage, dans ses écrits et ses journaux de voyage, une dimension artistique. Son œuvre a compté parmi les premiers grands exemples de l’histoire de la critique. En 1807, il a commencé la publication de son œuvre monumentale, Voyages aux régions équinoxiales du Nouveau Continent en trente-cinq volumes, accompagnés de cartes et d’index. Dans les premières années du XIX c siècle, il a donné avec ses Tableaux de la nature ( 1808) une image extraordinaire de la contemplation des spectacles naturels, où les sentiments prennent une grande valeur et dont se dégage une grande séduction restituée par le génie créateur de la littérature et de la peinture. Il nous livre en même temps une connaissance scientifique et un patrimoine d’humanité qui va de la description des déserts et des steppes aux cataractes de POrénoque et aux hauts plateaux de Cajamarca. Chez Humboldt, nous trou- sons redéployé le concept kantien-schillérien du sublime de la nature dans la correspondance entre ce qui est sans limites (l’océan, le ciel, etc.) et les impressions sensibles. Humboldt insiste aussi sur l’étude contemplative de la nature à partir de la veduta quand, par exemple, il parle de panoramas enveloppés de nuages en les décrivant pleins du mystère et de l’angoisse que cause en nous l’infini. Chez lui, la diversité des aspects de la nature est représentée par la variété des sentiments et des pensées qu’il fait naître. Le
paysage est paysage historique et culturel, tissé de relations qui concernent la totalité de l’expérience humaine. En ce sens, on peut comprendre comment Humboldt a pu appeler sublime contemplatif (Kon- templativerhabene) le sublime mathématique de Kant. Chez lui l’attraction de la nature est jointe à l’inconnu, au trouble du voir. De ses admirables descriptions, nous citons ces passages pleins de sagesse :
Le voyageur qui parcourt la surface du globe est poursuivi sur terre et sur mer, comme l’historien dans ses courses à travers les siècles, par l’uniforme et désolant spectacle des dissensions de la race humaine.
C’est pourquoi celui qui, témoin des luttes acharnées qui divisent les peuples, aspire aux jouissances paisibles de l’intelligence repose volontiers ses regards sur la vie calme des plantes et sur les ressorts mystérieux de la force qui féconde la nature ; ou, obéissant à la curiosité héréditaire qui enflamme le cœur de l’homme depuis des milliers d’années, il élève des yeux pleins de pressentiments vers les astres qui accomplissent, dans une inaltérable harmonie, leur éternelle carrière .
Dans un autre passage qui associe la réflexion philosophique à la recherche des origines, Humboldt déclare :
L’étude philosophique de la nature ne saurait être renfermée dans les limites d’une simple description ; elle est autre chose que le rapprochement stérile de phénomènes isolés. Qu’il soit donc permis à l’active curiosité de l’homme de remonter du présent jusque dans les ténèbres du passé, de pressentir ce qui ne peut être encore rendu manifeste, et de se plaire à ces anciens mythes géologiques qui reparaissent toujours sous des formes nouvelles .
N’oublions pas enfin que les explorateurs géographes non européens ont apporté une remarquable contribution aux descriptions scientifiques mais aussi esthétiques du paysage. Et pas seulement Marco Polo et Humboldt. Rappelons par exemple Xu Xiake (1587- 1641) qui nous a transmis, dans ses carnets de voyage, ‘ I importantes remarques sur la beauté des lieux. C’est le plus grand explorateur géographe chinois de la fin de l’époque Ming. Durant ses pérégrinations, pour la plupart à pied, il a aussi exploré des pays alors inconnus. Ses descriptions de montagnes traduisent une pérégrinations pour la surprise, une curiosité intellectuelle, mélange de faits et d’émotions. Ici nous découvrons aussi comment certaines beautés naturelles associées i une émotion jamais éprouvée auparavant deviennent de la littérature et produisent une nouvelle forme d’art.