L'art du paysage : Pittoresque
On a cherché ces dernières années et de différents côtés à souligner l’importance du pittoresque pour le goût au XVIIIe siècle. On a voulu le réévaluer à travers différentes études aux côtés de sentiments plus connus et moins dépréciés comme le sublime, la grâce, le néogothique, etc., qui s’étaient développés en même temps.
L’idéal esthétique du pittoresque a été défini de façon explicite vers la fin du XVIIIe siècle dans les écrits de Gilpin, Price et Knight mais il était déjà présent avant d’être ainsi formulé, dans les débats sur l’art et la littérature, dans le génie créateur, dans l’invention technico-stylistique, dans la sensibilité de tout ce siècle. Dans une querelle ouverte avec le classicisme, le pittoresque avait traversé le baroque et le rococo, et abrité les excès de l’imagination jusqu’à ce qu’il se trouve enfin au seuil du romantisme. Le pittoresque a correspondu au goût du voyageur sentimental, du connaisseur du Grand Tour, de l’intellectuel cultivé et raffiné, du peintre capable de découvrir les diverses beautés des paysages, du philosophe amoureux de la nature. En faire la théorie à la fin du XVIIIe siècle a signifié reconnaître à part entière sa valeur esthétique, même si les raisons de l’admiration dont il avait été l’objet étaient désormais en train de céder aux stéréotypes. Le pittoresque avait alors accompli son véritable achèvement historique, introduire à une vision globalisante et affective de ce qui nous entoure, et il était en train de se dissoudre dans la nouveauté du goût en transformation : d’un côté, dans le sublime romantique, de l’autre, dans une façon compulsive de croquer les choses curieuses et caractéristiques, correspondant ainsi à l’expression d’un certain romantisme ; après quoi on peut dire qu’il s’est perdu dans le Biedermeier et le kitsch.
Le pittoresque avait trouvé sa place dans la ferveur de l’esthétique du XVIIIe siècle, entre le sentiment des ruines et la joie éprouvée à l’occasion de curiosités plus bizarres, entre le plaisir de l’extraordinaire et l’enthousiasme pour l’Orient. pour l’exotisme en général (Inde, Chine, Japon, Moyen-Orient). Il avait surtout favorisé tout à la fois la découverte esthétique du paysage et de l’environnement humains el la valorisation de la peinture dans une confrontation entre les arts et les sens avec l’intention de renouveler l’antique formule de Y ut pictura poesis. Les itinéraires de la pensée s’unissent ainsi aux itinéraires littéraires, pittoresques et architecturaux, dessinant une carte extrêmement riche de données éclairantes, et précisant le domaine d’un débat qui s’est déclenché entre nature et philosophie. Il est indéniable que le pittoresque, avec la technique picturale de Vasari tout d’abord, dans la façon de ressentir ensuite et à travers l’idéal esthétique enfin, a permis un regard absolument moderne sur le monde à l’aube de la révolution industrielle.
Sa relecture, quand on le distingue justement du romantisme, même s’il n’est pas possible de concevoir le romantisme sans le pittoresque, nous invite à méditer les raisons d une esthétique du paysage dont la validité, l’urgence et la nécessité sont confirmées encore plus aujourd’hui par l’image impressionnante d’une nature souffrante et moribonde. Les principes dont il part (observer, sentir, comprendre ce qui apparaît autour de nous selon la variété, l’entrelacement, l’irrégularité, la rudesse dans un parcours qui ménage des “effets” suivant une logique objective ou par association) représentent une manière de voir, de lire, : de contempler le paysage qui permet au pittoresque, I souvent dénoncé comme un artifice à cause des améliorations qu’il cherche a produire, d’être le véhicule I d’un sentiment universel. Tous les sens sont délibérément impliqués, mais à partir de la théorie de l’œil pittoresque qui est un œil mobile et non statique.
Le pittoresque n’a pas tant ou pas seulement été une astuce mise au service d’un caprice, mais une joie consciente de la perception esthétique. Il ne s’en est pas tenu à une manière de peindre, mais il a cherché ; à s’impliquer de façon plus large et à pénétrer dans la vie sociale. Il ne s’est pas limité au domaine du décoratif, mais il s’est aussi fait l’écho de la philosophie des i Minières. Son idéal était certes très ambigu et ce fut un sujet très discuté, comme le déclarera plus tard Kuskin, mais il était néanmoins parfaitement capable de concerner les savoirs et les métiers dans une époque de grande transformation.