L'art du paysage : Sublime
Hume transpose les concepts de distance, de grandeur ci de sublime dans la sphère psychologique de l’argumentation associationniste. Il préfère en général employer d’abord le mot greatness plutôt que le mot sublimité. La prudence de Hume répond à un motif clair : au XVIIIe siècle, de nombreux commentateurs du sublime donnent à ce concept des significations conduisant à des idées philosophiquement problématiques comme celles d’infinité et de puissance divine, il soutient en fait que toutes nos idées proviennent en substance des impressions immédiates et qu’aucune sensation ne peut être transformée en un contenu mental. Burke, de son côté 11757-1759, 4e partie, section xl, distingue entre vastness et infinité et attribue .i l’infini le pouvoir de produire dans l’esprit une delighl- ful terror. C’est ainsi que s’ouvre le gouffre lumineux du sublime qui a influencé profondément le climat de l’art, de la critique, de la philosophie et du goût, favorisant des thèmes chers aux romantiques, parallèlement à révolution du gothique et du pittoresque vers le romantique. Nous assistons à une affirmation progressive du sujet par rapport à l’objet, avec une attitude anti-métaphysique toujours plus liée à l’empirisme et à l’associationnisme. Loin de ce courant et vers le milieu du siècle, les thèmes anticlassiques ont le vent en poupe, même si le goût antiquaire, avec la passion pour l’étude des Anciens, la curiosité et la découverte archéologique, se développe parallèlement ; d’autant que les arts sont touchés par la prétendue Renaissance grecque, dont l’intérêt s’élargit bientôt à la romanité et à l’exotisme parallèlement à une nouvelle façon de considérer le Moyen Age. C’était un monde éclectique, influencé par le rococo, par un amour exalté pour le bizarre et le mystérieux, empreint, nous dirions aujourd’hui, d’une plus ou moins grande ferveur de la citation. On aimait l’idyllique et calme Arcadie et l’on voulait une nature libre et sauvage, on contemplait le paysage spontané et l’on prétendait l’améliorer pour le rendre plus varié (improvement), on était fasciné par l’art oriental et en même temps on était en dévotion devant le Moyen Age, et ainsi de suite dans un plaisir débridé pour interférer, transformer et superposer. En ces temps, la grâce serpentait à la manière d’un je-ne-sais-quoi.
Le sublime, dans l’esthétique anglaise du XVIIIe siècle, n’exprime pas seulement une curiosité se complaisant dans le morbide, si tel fut jamais le cas, mais la terreur se manifestant sous la forme d’une découverte de l’intuition, du génie, d’un bouleversement de l’âme. Comme l’a observé Burke dans sa Recherche [1757- 1759, trad. fr. 19851, l’homme est dans un état de ravissement face à tout ce qui est puissance et infinité. C’est le lieu mental où s’enflamment les passions, les débordements. Le sublime se montre sous le signe de l’obscurité et de l’indétermination. Il ne s’arrête pas aux effets de lumière et d’ombre, au clair-obscur psychologique du portrait du monde car il se laisse emporter par la fascination des ténèbres. Le sublime est une serions passion. En 1785, l’auteur anonyme d’Inquiry Concerning the Pnnciple ofTaste écrivait :
Où cesse la grâce pure, commence la majesté du
sublime. […] Le sublime est le pinacle de la béatitude,
confinant à l’horreur, à la difformité, à la folie : un sommet qui fait perdre l’esprit à qui ose regarder au- delà.
Nous voyons le pouvoir de l’imagination s’enfermer dans les territoires du rêve, de la nuit, de l’inconnu, de l’hyperbolique. Cette révolution dans le goût a été enregistrée par la fortune du traité du pseudo-Longin dans les premières années du Siècle des lumières. Dans ce bref traité d’époque hellénistique, l’enthousiasme est apparu pour qualifier l’esprit créateur. La grandeur de l’âme, y lit-on, dépasse les réglés du style. Burke a repris ce principe dans une nouvelle interprétation qui correspond tout à fait au goût anglais et a produit une élaboration esthétique radicale de la terreur. Le sublime est un vertige de la transformation créatrice et du plaisir esthétique pour lequel nous pouvons éprouver une attirance fatale. I,e sublime fournit une clef nous permettant de mieux comprendre le passage d’un idéal rationaliste à un idéal naturaliste.
La théorie du sublime du Pseudo-Longin a eu une influence notoire sur la dispute entre les Anciens et les Modernes, même en Grande-Bretagne. Les deux partis en firent leur alliée, d’un côté pour défendre les Anciens, de l’autre pour affirmer l’originalité du génie et s’opposer aux règles. Autour de 1730, une vogue privilégiant l’émotion a commencé a se répandre, avec scènes de cimetières, châteaux forts, abbayes en ruine, etc. Rappelons à ce sujet l’extase de la mélancolie chez Thomas Cray, le sentiment de désespoir chez Il. Blair. la poétique de la description chez I. Thomson. Vers le milieu du siècle, les modèles néoclassiques perdent du terrain ; à leur place on affirme une théorie artistique plus libre où la thèse du pseudo-Longin sur l’exaltation et l’inspiration divine d’une passion géniale s’affirme de façon nouvelle et claire. On vise à l’enthousiasme de l’esprit pour cette grandeur expressive capable d’assujettir et d’emporter l’auditeur “comme un éclair”. Toutefois, il ne faut pas oublier que si le terme commence dans ces années-là à entrer dans le langage de la critique, participant ainsi d une lecture originale, il était déjà en vogue depuis la fin du XVIIe dans le milieu de la mode, dans la noblesse et la bourgeoisie cultivée.