l'inquisition contre véronése
la présence d’un chien au premier plan d’un tableau représentant un épisode évangélique peut-elle être l’occasion d’un scandale, et provoquer les foudres de l’Église ? C’est ce qui arriva avec la célèbre toile de Véronèse, aujourd’hui à l’Accademia de Venise, La Dernière Cène, commandée en 1572 . pour le réfectoire des dominicains de San Giovanni et Paolo Venise. Ce chien, jugé insolite dans une telle scène, était un prétexte, le peintre se voyait surtout accusé d’avoir traité avec peu de respect le dernier repas du Christ dans une ambiance de spectacle et le brouhaha de la valetaille, des personnages jugés déplacés portant des costumes luxueux, et un coloris exubérant. Le thème évangélique s’effaçait dans le débordement d’un banquet de fête.
Les pères de San Giovanni et Paolo se montrèrent offusqués d’une interprétation aussi peu conforme à son esprit, et ne cachèrent pas leur réprobation à leur confrère, le frère Andréa di Buoni, économe du monastère et instigateur de la commande. Fort ennuyé, il demanda à Véronèse de modifier son tableau et de remplacer le chien par une Marie Madeleine. Le peintre, choqué, refusa, et le prieur du couvent porta plainte au tribunal de l’inquisition. Véronèse comparut devant ses juges le 18 juillet 1573.
C’était une « première » dans les rapports entre le Saint- Office et l’art. Le frère Aurelio Schellino se vit chargé de l’accusation. Pour lui le scandale était patent : que venaient faire ce chien aux pieds du Christ, ces gens armés et habillés à la mode allemande, une hallebarde à la main, ce bouffon et son perroquet, symbole de luxure ? N’était-il pas choquant que ce fût Pierre et non Jésus qui découpât l’agneau ? Tout cela, et bien d’autres choses encore, prouvaient que Véronèse était un partisan des idées de la Réforme dont Venise était contaminée par les courants venus du nord de l’Europe.
L’interrogatoire du peintre, qui a été conservé, est un monument d’inconséquence et de sottise. Véronèse répondit au questionnaire avec une touchante simplicité, et beaucoup d’habileté malgré les chausse-trappes des juges. Il déclare : – Nous autres peintres nous prenons de ces licences que s’autorisent les poètes et les fous, et j’ai représenté ces hallebardiers, l’un buvant, l’autre mangeant au bas d’un escalier, tout prêts d’ailleurs à s’acquitter de leur service, car il me parut convenable et possible que le maître de maison, riche et magnifique, selon ce qu’on m’a dit, dût avoir de tels serviteurs.
Le juge : – Et celui habillé en bouffon, avec un perroquet au poing, à quel effet l’avez-vous représenté dans le tableau ?
Le peintre : – Il est là comme un ornement, ainsi qu’il est d’usage que cela se passe.
Le juge : – Quelles sont vraiment les personnes que vous .admettez avoir été à cette Cène ?
Véronèse répond : – Je crois qu’il n’y eut que le Christ et
Ses apôtres, mais lorsque, dans un tableau il me reste un peu d’espace, je l’orne de figures d’invention.
Le juge : – Quelqu’un vous a-t-il commandé de peindre des Allemands, des bouffons et autres pareilles figures dans ce tableau ?
Le peintre : – Non. Mais il me fut donné commission de l’orner selon ce que je penserais convenable, or il est grand et peut contenir beaucoup de figures… Je fais les peintures avec toutes les considérations qui sont propres à mon esprit et selon qu’il les entend.
Véronèse est tout à fait ignorant du scandale qu’il a provoqué comme il l’est également du débat sur les attaques du Saint office concernant l’expression artistique et la religion.
I a preuve en est dans sa citation innocente du Jugement. dernier de Michel-Ange comme « modèle de ce qu’ont fait mes aînés » alors que cette œuvre était la cible des attaques les plus violentes, jugée indécente, hérétique, et menacée de destruction.
À la suite de son long interrogatoire, Véronèse fut condamné à « corriger et amender » la toile à ses frais, ce qui fut en réalité peu de chose, et le chien resta au premier plan. La principale modification consista à changer le titre qui, de Dernière Cène, devint Le Repas chez Lévi.
Le scandale ne résidait pas vraiment dans la présence d’éléments insolites qui, d’ailleurs, ne furent pas supprimés, mais dans les soupçons d’une possible complaisance du peintre pour les indications jugées suspectes d’hérésie que lui auraient suggéré certains frères du couvent commanditaires de l’œuvre. Son interrogatoire montre que Véronèse se souciait davantage de peinture que de vérité spirituelle, qu’il était étranger au débat entre l’art imposé par la Contre-Réforme et la religion. Le juge Schellino et le tribunal de l’inquisition en convinrent à regret.
Dans l’Espagne catholique et baroque de la Contre- Ré l’orme