la nuit mystérieuse et trouble de la tour
Les incertitudes, les complexités, les contradictions de la maniera ont fait leur temps, le naturalisme du Caravage comporte une dimension morale, ses scandales ne sont pas seulement l’expression d’un comportement de brute ou de névrosé, ils donnent une image immédiatement sensible de l’histoire sacrée ; en quoi le peintre est un révolutionnaire comme il y en a peu dans l’histoire des rapports de l’art et de la religion. Ses œuvres d’églises constituent une interprétation en langage plastique de la spiritualité d’une époque qui eut conscience de la fracture entre l’homme et le monde, entre le monde et Dieu.
Le caravagisme, ou ce qu’il est convenu d’appeler ainsi, est l’héritage de ce tragique gestuel dont le système de clair obscur eut des disciples dans l’Europe entière. Directement, ou par personnes interposées, ce courant dominera une grande partie du XVIIe siècle, et à leur corps défendant La Tour, Rubens, Franz Hais, Rembrandt, Vermeer, Ribera.
Georges de La Tour qui exécuta l’essentiel de son œuvre dans sa province lorraine, à Lunéville, appartient à la fois au caravagisme et au maniérisme. Son répertoire d’images est limité, emprunté au monde profane et sacré, à la réalité commune, des gens simples qui semblent ployer sous le poids de l’ombre. Ce n’est pas un intellectuel et sa spiritualité est des plus courtes. Comme le Caravage, ce n’est pas quelqu’un de tics recommandable, il joue de la rapière ou du bâton, et il est liés mal vu de ses voisins. Toutefois il n’a pas fait scandale, son scandale est ailleurs que dans ses figures et ses thèmes, est dans la dimension nouvelle qu’il a donnée à un procédé que peu de peintres avaient utilisé avant lui, les « nuits ».
Le scandale ne se résume pas à des coups d’éclat, des preuves de force, des ruptures subites, à des chocs qui dé- mi i sent les acquis de la connaissance, l’expérience ou l’habitude visuelles. Il peut être insidieux, se glisser dans l’histoire cl en renverser le cours. La Tour emprunte au Caravage ses scènes sacrées revêtues d’oripeaux populaires, et les plonge non point dans un « ténébrisme » de théâtre, mais dans la nuit mystérieuse et trouble de l’âme autour d’une lueur vacillante de chandelle presque éteinte.
L’art change de sens ; celui du Caravage était action, celui de La Tour est repliement. Le provincial ignore le mouvement, ou plutôt il le fige dans une immobilité intemporelle ; les « nuits » sont le domaine du silence méditatif, de l’interrogation angoissée où chaque forme humaine est une apparition aux volumes stylisés, modelés par le tremblement d’une flamme arrachant un profil ou une main à l’ombre, dessinant les corps comme des statues.Ainsi l’extraordinaire Job raillé par sa femme du musée d’Épinal, dont l’audace est unique dans le siècle, se présente-t- il comme un impressionnant dialogue muet entre cette femme à la longue et haute silhouette penchée, la bougie aux doigts, et le vieillard décharné, nu, assis, dont la flamme éclaire le torse rabougri. Il y a dans cette confrontation pathétique autre chose qu’une anecdote, ou un effet d’éclairage : une méditation silencieuse sur la misère humaine. La Tour n’est pas un artiste religieux au sens traditionnel du terme, le mystère même et son scandale résident dans la tension des corps, le dessein caché, la réalité secrète, l’absence d’artifices. Le questionnement du monde par la lumière. « La vraie lumière, c’est-à-dire la lumière mentale… » écrira René Char.