LA COLLECTION CAILLEBOTTE EST-ELLE UN « REPAIRE HONTEUX » ?
Survient alors une péripétie qu’on n’attendait pas, la donation Caillebotte.
Bon peintre et grand collectionneur, Gustave Caillebotte dès leurs débuts les œuvres de ses amis avec qui il exposait. Hanté par la mort après celle d’un de ses frères, il fait, à vingt-huit ans, son testament. Il lègue sa collection d’impressionnistes à l ’État, stipulant qu’elle devait, d’ici vingt ans, entrer au musée du Luxembourg, puis au Louvre.
Caillebotte n’a pas quarante-six ans quand il meurt, en 1894, son testament date d’un peu moins de vingt ans ; depuis, les impressionnistes ont été reconnus et leur audience s’est généralisée grâce notamment à l’action du marchand Paul Durand-Ruel. La donation de soixante-cinq toiles comporte trois Manet dont Le Balcon, huit Renoir dont Le Moulin de la Galette et La Balançoire, seize Monet parmi lesquels Le Déjeuner et Régates à Argenteuil, dix-huit Pissarro, neuf Sisley, sept Degas, neuf Cézanne…
L’Académie et l’administration des Beaux-Arts, les piliers du Salon et la critique conservatrice décrètent que ces « horreurs » ne doivent pas entrer au musée ; l ’ État en la personne de M. Roujon, directeur des Beaux-Arts, malgré l’avis favorable du Conseil consultatif des musées, tergiverse. « Pour que l’État accepte de pareilles ordures il faut une bien grande flétrissure morale… » estime M. Gérôme, spécialiste des scènes préhistoriques, président de l’Académie des Beaux-Arts, ennemi haineux des impressionnistes.
Le « scandale » de la donation Caillebotte entre dans l’histoire.
Dans le climat d’hostilité ou de controverse qui entourait encore l’impressionnisme, M. Roujon et le conservateur du musée du Luxembourg, M. Léonce Benedite, ne pouvaient guère accepter d’enthousiasme la donation Caillebotte, objet de tant de fureurs académiques. Fonctionnaires prudents et timorés, membres ou candidats à l’institut, soucieux de leur avancement et de la pression de l’opinion, ils reculèrent à la fois devant l’acceptation et devant le refus. Des deux côtés ils prendraient des coups. M. Roujon proposa alors un compromis, faire un choix dans la collection et rendre le reste à la famille. Le directeur affirmait hypocritement que le manque de place interdisait d’exposer la totalité.
Renoir exécuteur testamentaire de Caillebotte, soucieux depuis son admission au Salon d’évoluer vers plus de respectabilité, estime, à l’étonnement de ses amis impressionnistes, que certaines toiles du legs « ne sont pas des morceaux de musée ». « Des esquisses », appuie en écho Roujon. Avec Monet, Renoir persuade Martial, le frère du donateur, d’accepter le compromis. Mieux vaut une discrimination qu’un ivlus. Mais le notaire, respectueux du testament, s’y oppose, la collection entière doit entrer au musée, il répond par un ivlus formel aux propositions hypocrites de Roujon.
Octave Mirbeau, avec sa rudesse coutumière, dénonce violemment le procédé dans Le Journal du 24 décembre 1894.
Le compromis est néanmoins signé le 17 janvier 1895. Roujon et Benedite ont fait leur choix, ils acceptent les sept , huit Monet sur seize, sept Pissarro sur dix-huit, six Renoir, et seulement deux Cézanne estimés au plus bas. « Celui-là, s’il sait jamais ce que c’est que la peinture ! » déclare Roujon.
Le scandale avait fait long feu, croyait-on. Mais l’une des plus complètes collections d’impressionnistes des débuts héroïques échappait aux musées français.
Benedite s’en rendit compte. N’était-ce pas une erreur de rendre à la famille quarante toiles qui demain peut-être… ? Il décide que le choix est impossible. L’Etat doit accepter toutes les œuvres ou n’en prendre aucune. L’opinion est retournée. Benedite choisit la première hypothèse, et propose que la majorité de la donation entre au musée du Luxembourg, le reste étant réparti entre ceux de Compiègne et de Fontainebleau.
Renoir et Martial, épuisés, hésitent, mais une nouvelle fois le notaire, par respect du testament, refuse ; alors les choses traînent, si la solution proposée par Benedite séduit certains, la volonté de Caillebotte est bafouée, sa mémoire trahie. Pour calmer les esprits, et gagner du temps, le musée s’agrandit d’une annexe pour isoler les impressionnistes. Ce n’était pas une bonne idée. Mais après approbation du Conseil d’État et décret ministériel autorisant le choix, au début de 1896 les tableaux sont installés. L’inauguration a lieu en février 1897.
Elle déclencha une tempête. Une « foule hurlante ». écrit Pissarro à son fils, s’était massée devant le musée. I .a presse se déchaîna en invectives, l’impressionnisme vin ans après l’exposition chez Nadar, renouait avec le scandale Hors de lui M. Gérôme stigmatise, une fois de plus, celle « collection d’insanités » coupable de pervertir la jeunesse, et l’Académie des Beaux-Arts prend le relais, dix-huit de ses membres adressent une protestation solennelle au ministre de l’instruction publique contre cette « offense à la dignité de notre Ecole ».
Un an plus tard, un M. Hamel ose, dans le Journal des artistes du 18 septembre 1898, comparer la salle Caillebotte à « un repaire laid et honteux, repoussant comme un musée Dupuytren ».
Au Sénat c’est un M. de Saisy qui reproche violemment au gouvernement de laisser souiller « un sanctuaire réservé aux véritables artistes… ». Roujon, qui déteste toujours l’impressionnisme mais par opportunisme met de l’eau dans son vin, répond que ce sont « les visiteurs du musée qui sauront, dans la mode du jour, discerner la part de la gloire… »
Martial Caillebotte chercha par tous les moyens à faire entrer les œuvres refusées dans la collection, il n’y parvint jamais, et dès lors, rompit tout contact avec l’État.