RODIN AFFRONTE LES ORAGES DU « BALZAC »
En 1891 la Société des gens de lettres confie, à l’instiga- I ion de son président, Emile Zola, l’exécution d’un monument à Balzac au sculpteur le plus contesté de l’époque, Auguste Rodin. C’est aussi le plus prolifique et le plus puissant.
Un cortège d’échecs, de refus et de scandales accompagne ses œuvres, accusation de surmoulage de L’Age d’airain, refus de L’Appel aux armes pour le rond-point de la Défense, conflits autour des Bourgeois de Calais avec la municipalité et l’opinion, scandale du Victor Hugo nu, du monument de Claude Lorrain à Nancy… Ce chêne robuste qu’est Rodin affronte les orages qu’il provoque.
Le Balzac le trouble et l’obsède ; au terme de sept années de travail (on n’en avait prévu que trois) Rodin ne peut montrer qu’une ébauche en plâtre grandeur nature, de l’écrivain debout, drapé, en guise de robe de chambre, dans un froc de moine. Elle effara la délégation de la Société qui la jugea « une masse énorme sans nom, un colossal fœtus ». Rodin en exécute une autre où Balzac est nu, les bras croisés, le ventre proéminent, une jambe en avant. Refus indigné.
C’est l’éternel conflit entre les censeurs qui réclameni une vision moyenne, réductrice, comme la leur, et le go nie. En outre le délai d’exécution étant largement dépasse, pourquoi ne pas s’adresser à un sculpteur plus rapide cl plus simple d’approche, c’est-à-dire plus anecdotique dans son évocation du célèbre romancier ; il livrerait l’œuvre pour le centenaire de sa naissance en 1899, date-butoir qui obsédait Rodin.
Il prend un modèle évoquant physiquement Balzac, interroge ses amis survivants et jusqu’à son tailleur, il s’acharne il la tâche, enfin en 1897 il envoie ce mot au nouveau présideni de la Société des gens de lettres, Houssaye : « Je le tiens… » Il était temps. Pour qui ?
Le 30 avril 1898, à l’inauguration du Salon, Rodin pose son Balzac drapé dans sa robe de chambre, hiératique, torturé, douloureux, et le marbre « classique » du Baiser qui agit comme une sorte d’involontaire repoussoir. Le scandale est énorme, hurlements d’horreur, ricanements, on se presse au milieu des nus savonneux, des bustes morts, des envolées patriotiques ou allégoriques des académiciens autour des deux œuvres qui donnent l’impression d’un dialogue avorté…« C’est Balzac à Charenton dans une robe de chambre d’hôpital » braille un visiteur goguenard,« Bonhomme de neige », «Course en sac », des camelots vendent de petites masses de plâtre blanchâtre en forme de pingouin, « Demandez 45. leBalzac de Rodin ! » crie-t-on sur les boulevards.
Ce Balzac en froc déchaîne les passions, Rodin s’arc-boute sur lui-même et tente de tenir bon, les cabales il connaît, mais
i flic lois il est atteint ; en outre le Comité des gens de lettres « défense à M. Rodin de couler en bronze le plâtre de la ne exposée, attendu que lui ayant commandé une statue, il se refuse à recevoir un travail qui n’a rien d’une statue… »
I l le Conseil municipal de Paris se déclare décidé à refuser mi emplacement à ce « colossal Guignol ».
Les amis de Rodin répliquent que la décision du Comité n’a aucune valeur artistique, le sculpteur doit achever son irlivre, et une souscription est organisée dans ce but. Les lions affluent, la veuve de Carpeaux offre une terre cuite de la ligure centrale de La Danse, ou le plâtre d’Ugolin ; dans le même temps l’Affaire Dreyfus bat son plein et quelques maladroits identifient, ce qui est un comble et irrite Rodin, le sort du malheureux capitaine, défendu également par Zola, à c elui du sculpteur. Clemenceau s’en émeut. « M. Rodin ayant exprimé sa crainte, écrit-il, de voir un trop grand nombre d’amis de Zola souscrire pour la statue de Balzac, je vous prie de retirer mon nom de la liste… »
Un grand collectionneur, ami de Manet et de Cézanne, Auguste Pellerin, offre d’acquérir le Balzac pour vingt millefrancs, et la ville de Bruxelles propose son érection. Rodin est (enté mais ses amis s’insurgent ; pressé de toutes parts il déclare que « soucieux avant tout de ma dignité d’artiste, je retire du Salon mon monument qui ne sera érigé nulle part… »
Rodin confiera à son amie Judith Cladel à Amsterdam : « Rembrandt est allé du compliqué au simple, du détail à la masse, et c’est quand il est devenu simple c’est-à-dire tout à fait grand, qu’on l’a laissé mourir de faim… Je suis heureux d’avoir revu Rembrandt, c’est comme s’il était revenu lui-même pour me dire tu ne t’es pas trompé, tu as bien fait. »
Le Balzac sera installé carrefour Vavin-Montparnasse en 1938, quarante-sept ans après sa commande.