Crée et lance l'esprit nouveau
Le scandale de Parade est le défi d’une époque, en pleine guerre, où toute originalité était regardée comme une offense aux valeurs traditionnelles et au goût moyen d’une bourgeoisie au nationalisme exacerbé. La représentation du 18 mai 1917 qu’adversaires et défenseurs attendent avec fébrilité a pour origine la rencontre alors imprévisible de quelques créateurs suspects;à des titres divers de modernité : un poète, Jean Cocteau, un peintre, Pablo Picasso, un musicien, Erik Satie, un chorégraphe, Léonide Massine, un homme de théâtre, Serge Diaghilev, directeur des Ballets russes.
Tous les éléments sont donc réunis pour que le ballet annoncé soit l’événement-test de ce qui était alors regardé comme l’avant-garde. Apollinaire prend les devants en saluant dans le programme « pour la première fois cette alliance de la peinture et de la danse, de la plastique et de la mimique qui est le signe de l’avènement d’un art plus complet ». Et il ajoute que « ce réalisme ou ce cubisme… est ce qui a le plus profondément agité les arts durant les dix dernières années ». Pour prévenir les effets de l’« esprit nouveau » annoncé par le poète, les organisateurs, prudents, ont placé Parade sous le patronage de l’association philanthropique des sinistrés de l’Est que présidait la comtesse de Chabrillan.
Cocteau a eu bien du mal à persuader Picasso qui se méfie de lui et de la mode, mais Diaghilev est parvenu à le convaincre à condition que sa liberté fût totale. « Picasso fait Parade avec Cocteau » s’indigne le tout-Montparnasse qui ne croit pas à la collaboration du « prince frivole » des salons de la rive droite avec le maître de l’austère et rigoureux cubisme, mais celui-ci se prend au jeu, intervient dans l’argument de Cocteau et invente le premier effet-choc du spectacle, les Managers, personnages affublés de constructions cubistes. L’emprise de Picasso était, dès les débuts, totale.
Le peintre entrait aussi dans Parade avec les saltimbanques, les acrobates, les danseuses et les Arlequins du répertoire réaliste de sa jeunesse bleue et rose. Le ballet devient, malgré Cocteau mais avec l’accord de Diaghilev, un spectacle d’imagerie populaire dont le rideau de scène donnait le ton.
La salle du Châtelet est comble et brillante, le tout-Paris s’attend à un événement et se prépare à manifester pour ou contre, dans une attente anxieuse. Il ne sera pas déçu, les Managers déconcertent. « On croyait le cubisme mort ! » crie quelqu’un. La musique, d’abord rassurante, se transforme en cacophonie. « Tantôt Rimsky, tantôt bastringue », appréciera Paul Morand. La chorégraphie, qui rompt avec les poncifs de la danse classique, déchaîne le tumulte. « A Berlin ! »,« Fumeurs d’opium ! » « Embusqués ! », « Métèques » alternent avec les applaudissements et les sifflets. Diaghilev qui comptait sur un scandale pour lancer Parade est comblé, mais il n’en espérait pas tant !