DALI TENTE D’ASSOCIER LE SCANDALE ET LA PEINTURE
Si Dali n’apparaît pas moins déroutant dans ses multiples manifestations égocentriques que les jeunes romantiques, du gilet rouge de Théophile Gautier aux cheveux teints en vert de Baudelaire, les moyens d’expression diffèrent. Les agapes dans des crânes, les pieux serments d’amour dans des cimetières ou aux bords des lacs brumeux propres aux épanchements phtisiques étaient des attitudes destinées à se placer hors du « vulgaire », mais elles se révélaient propices à leurs créations. Les romantiques n’auraient pas connu les élans de l’âme s’ils étaient restés au coin du feu, les pieds dans leurs chaussons.
Il est toujours difficile de séparer le jeu, ses artifices et ses pièges, de la réalité. Dali a fait et vécu avec le scandale, le défi et la provocation lui sont naturels, et dès son jeune âge, il manifeste son goût pour la nudité, les déguisements et l’exhibitionnisme, il aime sauter des endroits élevés et pousse, à l’âge de cinq ans, un petit garçon du haut d’un pont suspendu ; c’est miracle qu’il ne se soit pas tué.
Les excentricités du dandy amusent ou lassent mais elles sont alors éloignées de toute tentation publicitaire. Dali vit dans une sorte d’hystérie permanente traversée de crises, d’hallucinations, d’obsessions ; lorsqu’il rencontre Gala, alors épouse d’Éluard en visite à Cadaquès, il décide de se transformer en bouvier loqueteux, découpe sa chemise, deux trous sur la poitrine laissant voir ses poils et la pointe d’un sein. Il mélange et s’enduit de colle de poisson et de crottes de chèvres, se rase les aisselles, et se coupant volontairement laisse le sang couler et se coaguler mêlé à de la teinture bleue et de la lessive sur son torse couvert de sueur.
Il prend une fleur de jasmin qu’il pose derrière son oreille mais son odeur de bouc rend Dali particulièrement répugnant. La vision du dos de Gala le ramène à la réalité, et celle-ci, subjuguée par les extravagances et les exigences du désir, laisse Eluard partir seul et demeure avec le Catalan enamouré ; elle sera sa compagne, sa muse et son égérie toute sa vie.
Peintre surréaliste que les surréalistes honniront, inventeur de la paranoïa-critique définie comme « une méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l’interprétation- critique des phénomènes délirants », Dàlf tente d’associer le scandale et la peinture, et il devient célèbre à coups de manifestations provocantes ou saugrenues, de déclarations où la dérision le dispute à la mégalomanie.
Il lui faut à tout instant faire. Un proverbe espagnol dit : « Chacun est fils de ses œuvres, et celui qui ne fait rien n’est rien. » Dali » agit dans tous les domaines où il entend se manifester, il intervient, change, invente, ajoute. Soucieux de son image « dalirante » il donne une conférence devant F Ecole polytechnique en grande tenue, fait l’éloge de Franco, associe la personnalité de Staline au tableau de Vélasquez, La Forge de Vulcain, et glorifie le « pouvoir magique » des forgerons, le pays où s’exerce leur prééminence étant la Russie.
Dali assure que ses excentricités ou ses exhibitions jugées incohérentes sont la constante tragique de sa vie. Breton l’excommunie, et le déclare mort au champ d’honneur de la publicité américaine – « Avida Dollars ». Il est vrai que Dali se surpasse : invité à faire une conférence à l’institut of Modem Art à New York, il entre en scène revêtu d’un scaphandre, un hareng-saur sur son casque, tenant deux chiens en laisse. L’auditoire tend l’oreille ; suffoquant, Dali s’évanouit, on le délivre, il a parlé mais personne ne l’a entendu. A-t-il vraiment parlé ? « Je ne sais pas l’anglais », confesse-t-il.
À Del Monte, en Californie, il organise un banquet au bénéfice des artistes réfugiés. Cinq mille sacs de jute garnissent le plafond afin de créer un sentiment d’oppression. Au milieu de la table surchargée des mets les plus divers, un porc-épic en cage côtoie des singes de glace. Gala préside sur un lit rouge, coiffée d’une énorme tête de cheval blanc tandis que Dali, en collant noir et veste de satin, pérore, le visage encadré par la coupe anatomique d’un crâne.
Né excentrique, le plus grand excitateur de son temps doté d’un incroyable masochisme et l’exaltant dans une époque favorable où la culture s’ouvrait à l’irrationnel, a su assumer et développer son comportement névrotique. Ses scandales sont une redécouverte hallucinée de soi, une exploration de l’imaginaire sous l’impulsion d’une perpétuelle métamorphose.
L’homme n’a plus à accepter le monde, et surtout à le subir, Dali le transforme à la mesure de ses hantises, de ses obsessions, de ses vices secrets, de sa folie.