yves klein ,prophéte de l'immatériel
Deux vastes espaces blancs composent le décor, un public élégant s’aligne sur de simples chaises, une sorte de solennité silencieuse règne. L’attente est troublée par l’entrée de neuf musiciens et chanteurs en habit qui s’installent au centre de la zone opérationnelle. Un homme jeune, également en habit, croix de Malte au cou, les suit, précédant trois femmes entièrement nues portant un seau de peinture bleue.
Le 9 mars 1960, Galerie internationale d’art contemporain, 253 rue Saint-Honoré à Paris, Yves Klein, peintre, (rente-deux ans, présente en grande pompe son cérémonial des « pinceaux vivants ». Les trois femmes nues sortant de leurs seaux des éponges gorgées de peinture bleue s’en enduisent le corps, puis plaquent sur les espaces blancs leurs épaules, leurs seins et leurs cuisses dans des mouvements harmonieux rythmés par la Symphonie monotone Silence (quarante minutes de la même note), exécutée par l’orchestre.
Le spectacle dure également quarante minutes de concentration et de tension dans un silence religieux. Yves l’ordonne avec le plus grand sérieux. Ce cérémonial insolite a figé le public dans l’interrogation et la stupeur que signifient ces Anthropométrie s de l’époque bleue dont les outils de chair rejettent dans la préhistoire brosses, palettes et pinceaux ?
Visionnaire inspiré ou révélateur prophétique selon les uns, manipulateur mégalomane selon les autres, le goût de l’effet-choc, de la mise en scène provocatrice se mêle chez Klein à une religiosité confuse, fascination des Rose-Croix, de la chevalerie, du judo mystique, culte de sainte Rita de Cascia. La volonté d’appropriation, aussi naïve qu’ambiguë, couvre tous les domaines de la symbolique universelle. Du moins le pense-t-il.
Aucune de ses manifestations qui tiennent en haleine une coterie active de laudateurs, quel qu’en soit le contenu insolite ou saugrenu mais toujours inventif, n’a laissé indifférent tant ce jeune homme inspiré y investissait ses rêves. Si le temps en a émoussé le scandale, sa trajectoire reste auréolée de sa présence marquée d’un rare sens de l’autopromotion.
Au fur et à mesure qu’Yves a structuré sa pensée, il a imposé le bleu depuis le jour où, allongé sur la plage de Nice, sa ville natale, à dix-huit ans, il se partageait le monde en compagnie de deux amis dont Arman. Il prit le ciel bleu et sa dimension illimitée dont il fit sous le sigle IKB (International Klein Blue) le véhicule de sa quête d’immatérialité et d’infini.
L’Espace bleu, onze panneaux monochromes bleus, est présenté pour la première fois à Milan en janvier 1957, le relais parisien est assuré par la galerie Iris Clert où, l’année suivante, devant le tout-Paris accueilli par deux gardes républicains en grande tenue, Yves présente les murs nus de la galerie sensibilisés par sa seule présence. A la dernière minute le préfet de police interdit l’illumination en bleu de l’obélisque de la place de la Concorde.
Les « pinceaux vivants » sont le point d’orgue du parcours météorique d’Yves Klein, mort à trente-quatre ans. Que faire après être passé du Bleu au Vide ? (Arman répondra par le Plein, la galerie entièrement remplie de déchets.) L’artiste tient en haleine une néo-avant-garde dévote à coups de manifestes, attitudes, projets d’architecture climatisée avec meubles et toits d’air. Piéger le temps, matérialiser l’immatériel, c’est tenter de passer du symbole au concret, inventer des peintures de feu – une flamme de gaz projetée sur du carton ignifugé qui en conserve la trace – tandis que, clans les Cosmogonies, c’est le vent ou la pluie qui réalisent le tableau, en maculent la surface abandonnée au plein air.
Yves vend aussi contre de l’or (dont il jette une partie dans la Seine) des « zones de sensibilité picturale » dont les délenteurs deviennent propriétaires d’un fragment de vide. À la une du journal d’un seul jour, le 27 novembre 1960, un photomontage le représente se jetant dans le vide.Cet art volontiers illusionniste qui est, avant tout, une manière d’envisager le dépassement de la problématique artistique vaut ce qu’ont valu l’artiste et sa présence. Créateur d’utopies, ce mystique de l’art que fut Yves le Monochrome a moins laissé une œuvre nourrie de gags, de petits scandales « parisiens » et de polémiques, que les traces éclatantes d’une fête rituelle ordonnée par un alchimiste au souffle messianique, un petit grain de pigment bleu au cœur.