Sen Rikyû et Ghôjirô
Dans le Japon traditionnel, l’usage du thé est institué, non comme l’égal d’une philosophie, mais comme l’accompagnement d’une doctrine religieuse pratiquée dans les monastères zen en Chine. Son influence agit sur la structuration politique du temps des « seigneurs de la guerre ». Le thé est connu au Japon depuis le VIII’ siècle, mais la forme classique de la cérémonie qui l’accompagne est un concept né au XVe siècle (époque Muromachi, 1333-1573). Des artistes de renom sont appelés à élaborer une scénographie raffinée dans laquelle chaque geste et chaque objet participent à la perfection des rites alors réservés à l’aristocratie masculine. L’importance prise par les Maîtres de thé dans les rapports de la vie politique suscite l’établissement de plusieurs écoles réglées par des sensibilités et des éthiques diverses. Certaines s’enferment dans une rigueur toute rituelle, d’autres s’ouvrent à des formes plus libérales, notamment sous l’égide de la classe bourgeoise enrichie par le négoce. Le bol devient le substrat d’une méditation, acte d’esthétisme raffiné, auquel concourt de façon sensorielle le regard porté sur la céramique. La céramique raku est aussi adoptée pour d’autres accessoires : plats, porte-serviettes, brûle-parfums, réceptacles de cuillères, pots à eau, vases.
L’intellectuel et esthète Sen Rikyû (1521- 1591), à la poursuite d’un idéal contemplatif, guide l’émergence du wabi (littéralement : style de la beauté glacée et flétrie) et imagine de remplacer les importations de bols et jarres en céladon ou temmoku par une céramique locale. Son goût le dirige, non vers la perfection de la porcelaine ou la dynamique du grès, mais vers la simplicité de la terre cuite dont la spontanéité est plus adaptée à la fugacité du monde. C’est de ce moment que date sa collaboration avec un homme du feu, Chôjirô (1516-1592), premier de la lignée des céramistes raku et fils d’un céramiste vraisemblablement coréen, peut-être chinois. Il est difficile, en raison de la rareté des sources historiques, de connaître la situation de Chôjirô; était-ce un modeste ouvrier né dans la douleur du déracinement des Coréens arrachés à leur pays, ou un artisan déjà bien intégré dans le système socioéconomique du Japon féodal, au point que sa renommée attire un notable dans son atelier ? Christine Shimizu fait état d’une entreprise familiale de cinq à six personnes. Quoi qu’il en soit, la céramique des potiers raku, initialement nommée imayaki, est l’un des héritages directs de la Voie du thé.
Le bol:
Le bol (chawan) devient au Japon l’objet essentiel de la culture du thé, mais il n’en est pas la résultante directe; ainsi les premiers récipients sont-ils détournés d’un autre usage, généralement des petites coupes contenant des aliments crus servis lors des repas. Les plus anciens sont coréens ou chinois. Le bol atteint son identité propre au cours du XVIe siècle et s’affirme en tant qu’œuvre d’art en s’épanouissant sous divers styles : Shino, Tsushima, Kôryô, Oribe, Agano, Temmoku. Les formes en sont variées, ainsi que les matières. La porcelaine et le grès dominent mais des terres non vitrifiées sont également employées : l’intérêt d’une poterie peu cuite, poreuse et à paroi épaisse, réside dans le fait que la chaleur du contenu est peu transmise à la masse de terre et qu’il est donc plus agréable de la nicher et de la conserver entre ses mains. L’originalité des vitrifications tient à un véritable instinct, rarement répétitif, de l’esthétisme nippon. Chaque détail est une évocation sereine de la nature, figeant ses aspects fugitifs dans un poème abstrait totalement lié à la cérémonieuse « partie de thé ».
L’esprit du thé:
Une parcelle de temps pendant laquelle l’ego se concentre autour du bol, pendant laquelle le regard pénètre et se perd dans les nuées imprévues de l’émail pétrifié; alors les doigts se lovent sur la terre chaude et lourde, rien n’est plus important, dans cet instant, que le plaisir sensuel, peut-être sexuel, de la bouche qui caresse amoureusement la lèvre ondulante du bol. L’Occident contemporain s’est certes dégagé de cette approche, mais le bol y demeure un archétype, modèle décliné dans des variations respectueuses ou audacieuses; Alain Vernis prolonge en France cette quête spirituelle alors que Philippe Godderidge crée des bols qu’il n’est plus possible d’utiliser et dans lesquels son propos est sublimé par une relation affective et violente avec la terre.