Le raku historique
Rencontre entre l’Orient et l’Occident
De nos jours, l’acception de raku est malmenée par un élargissement regrettable de son sens et l’on qualifie trop souvent de « raku » toutes les céramiques adoptant une cuisson rapide. Il est vrai qu’aucun vocable n’a été créé pour marquer la différenciation entre les œuvres originelles de la dynastie Raku et celles, voisines et tout aussi remarquables, des autres maîtres japonais ni même, au XXe siècle, des créations occidentales qui en ont adopté la technique sans en retenir l’essence. Bernard Leach, en en relatant brièvement la genèse, ne distingue pas directement l’œuvre des potiers raku de celle de leurs confrères, tel les célèbres peintres céramistes Hon’ami Koyetsu (1558-1637) ou Kenzan 1″ (1660 ou 1663-1743).
Évolution de la céramique raku
Avant le milieu du XVI’ siècle, une école se singularise par ses liens étroits avec l’esprit de la religion zen adoptée par le Japon. C’est dans ce contexte que la cérémonie du thé devient un rite structuré, notamment sous l’influence de Murata Jukô, initiateur de l’esthétique wabi de l’art du thé. Bien qu’une unité découle d’une tradition strictement définie par les maîtres de thé successifs, ceux-ci influent par leur approche personnelle sur l’évolution des formes et des revêtements. Le maître Sen Rikyû, alors qu’il codifie la Voie du thé et s’attache à exprimer le concept de la lune entre les nuages, érige l’imperfection et la dissymétrie en art ; il s’attache la collaboration de Chôjirô. Cet artisan, vraisemblablement un maître qualifié et remarqué pour ses goûts artistiques, matérialise d’une manière personnelle les idéaux du wabi-cha; il abandonne la forme usuelle tronconique et crée un modèle cylindrique porté par un talon étroit. Rikyû trouve dans le raku noir l’essence du monde par laquelle il démontre la relativité du Beau. Pour cette glaçure plom- beuse au fer, Chôjirô avait précédemment choisi les cuissons à basse température qu’il tenait de son père (coréen ou chinois) Ameya, né en 1483 et adopté par la famille Sasaki Sokéi/Sôkei. Chôjirô, aux environs de 1582, formalise le style qui l’amène à recevoir du shôgun Taïko-Sama, grand amateur de cet art, un sceau (que certains disent d’or, et offert en fait à Sôkei) portant la devise gravée « raku » qu’il lui est permis d’apposer sur ses ouvrages. Cet hommage officiel est également accordé à son fils ou frère cadet, Jôkyô, insti- tuant ainsi la tradition de réserver de manière patronymique le terme « raku » à la production de cette famille et par la même occasion à la «Maison des bols à thé de qualité impériale de Raku ». Le sceau originel ayant été perdu par Chôjirô II, il en est établi d’autres, portant des marques distinctives propres à chacune des quatorze générations et branches représentées aujourd’hui par le maître artisan Kichizaemon XV Raku (né en 1949). Aux xvr-xvir siècles, Koyetzu (Kœtsu), poète, artiste et artisan polyvalent, est réputé pour ses bols; il influence le peintre-céramiste Kenzan (1660-1743), dont le dernier descendant de la branche de Tokyo initie Bernard Leach à la technique des cuissons rapides. Fujio Koyama, poète, potier et critique d’art, découvre, en 1924, l’œuvre exceptionnelle de Deguchi Onisaburo (1870-1949) de Kyoto, défenseur de la doctrine Omoto, basée sur la fraternité universelle. Onisaburo commence la fabrication de ses bols en 1921. L’artiste, en raison de ses opinions pacifistes, est emprisonné en 1935 ; trois mille de ses poteries sont détruites par les autorités japonaises. Il reprend son œuvre en 1945, dans des conditions techniques difficiles qui le conduisent à innover. Il modèle ses bols à la main, dans une terre maigre (peu plastique), provenant du fond d’une mare, et leur donne une forme globulaire caractéristique. La rudesse de l’argile le pousse à enrichir la matière en exacerbant les sensations tactiles par un travail subtil de la surface, particulièrement un champ de trous d’épingle; Giichiro Kato forge le nom dejowan (bols étince lants) pour les designer, subjugué par le choix harmonique original des couleurs claires et pures rappelant le style de Koyetsu.
Convergences et divergences
Les céramistes raku ont développé une éthique qui n’est pas sans évolution ; toutefois celle- ci ne privilégie guère le progrès matériel, en particulier par l’absence volontaire de transmission du savoir-faire entre ascendants et descendants. Afin de mieux comprendre cet aspect, il est bon d’évoquer ce qui existe, à ce moment, en France. Cette décision de progresser par le travail individuel, sans prise en compte des acquis précédents, se retrouve dans l’œuvre et les écrits de Bernard Palissy (1510-1590); de même, la technique exceptionnelle des terres de « Henri II » ou de « Saint-Porchaire » (vers 1530-1570) disparaît aussi sans former d’émules. Palissy se refuse à transmettre ses connaissances, même à ses enfants, arguant que c’est dans l’apprentissage que naît le véritable savoir. L’auteur de l’Art de terre s’exprime avec l’objectivité crue et raisonnée de sa foi de protestant, face à ce qu’il considère certes comme un art, mais un « art utile » propre à générer des richesses ; « Je crains qu’en te montrant l’art de terre, ce soit plutôt te reculer que t’avancer », écrit-il. Mais le parallèle s’arrête là, car contrairement aux céramiques de Palissy et de Saint-Porchaire, la poterie raku ne puisse pas sa beauté dans des aboutissements techniques. Par une voie rituelle, confinée à la seule cérémonie du thé, elle constitue l’un des penchants retenus par la civilisation japonaise pour atteindre une dématérialisation religieuse de la pensée. Elle ne cherche pas, comme l’art de la Renaissance européenne, à exprimer un humanisme universel.