DES CERVEAUX DÉRANGÉS INVENTENT L’IMPRESSIONNISME
Bien plus que les révolutions de 1830 et de 1848 la Commune a effrayé les Parisiens. Désormais tout ce qui portera atteinte à l’ordre bourgeois fera figure d’attentat à la société. En art les scandales de Manet ont fait de lui la figure de proue de l’avant-garde et le chef de file des insurgés contre le Salon. « Il faut peindre ce qu’on voit », affirmait 39. le maître d’Olympia. Ce n’est pas un procédé optique, c’est une révolution.
Ces insurgés invitent Manet à participer à l’exposition qu’ils préparent dans un lieu privé, mais il refuse – « par vanité » dit Degas – préférant les succès aléatoires du Salon officiel, consécration du goût, aux incertitudes de la marginalité. Et il a eu sa dose d’injures ou de sarcasmes. D’ailleurs ces jeunes révoltés nommés « intransigeants », Renoir, Monet, Pissarro, Cézanne, Sisley et quelques autres prônent le plein air alors que Manet est surtout un peintre de figures captivé par les thèmes de la vie urbaine.
La première exposition du groupe a lieu le 15 avril 1874 sous le titre « Société anonyme des peintres, sculpteurs et
l’uveurs ». Au noyau initial se sont joints Boudin, Cals,
* .i11lehotte, Guillaumin, Lépine, Berthe Morisot, Degas…
I t in peinture lumineuse, dans la tradition réaliste, donne niMiimoins des apparences une vision et des sensations éloignées des dogmes traditionnels ; elle provoque des réactions ( l< >nt les outrances verbales dépassent celles dont furent l’objet ( ourbet, Daumier et même Manet. Cette primauté du regard rsi le début de la peinture moderne.
C’est aussi un intolérable scandale tel que la peinture n’en avait pas connu depuis longtemps. La mesure de l’in- rompréhension et de l’hostilité du public est donnée par un article furieux de Louis Leroy dans Le Charivari du 24 avril (|iii, pour mieux faire comprendre dans quelle aberration claient tombés ces soi-disant impressionnistes, imagina nue visite de l’exposition boulevard des Capucines, en compagnie d’un paysagiste, Joseph Vincent, « médaillé et décoré ».
M. Vincent devant Monet laisse éclater sa colère : « En voilà de l’impression où je ne m’y connais pas ! Seulement veuillez me dire ce que représentent ces innombrables lichettes noires dans le bas du tableau ?
– Mais, répondis-je, ce sont des promeneurs…
– Alors, je ressemble à ça quand je me promène sur le boulevard des Capucines ? Sang et tonnerre ! Vous moquez- vous de moi, à la fin ? »
Devant Impression, Soleil levant de Monet M. Vincent 42. explose : « Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans… et quelle liberté, quelle aisance dans la facture !
Le papier peint à l’état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là ! »
Ainsi d’une conversation imaginaire devant « ces hideux croûtons » qui soulevaient le cœur de M. Joseph Vincent, naquit le scandale de l’impressionnisme.
Une partie de la presse emboîta le pas de M. Leroy, la volée de bois vert la plus violente se révéla être de M. Alberl Wolff, ami de Manet, dans Le Figaro du 3 avril 1876. Il passait pour être spirituel.
« La rue Le Peletier a du malheur. Après l’incendie de F Opéra, voici un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition qu’on dit être de peinture… Cinq ou six aliénés, dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition, s’y sont donné rendez-vous pour exposer leur œuvre… »
Wolff assimile les impressionnistes à des cerveaux dérangés qui « prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et risquent le tout… » comme le feraient des pensionnaires de l’asile de Ville-Évrard. L’identification d’une pratique artistique originale à la folie n’était pas neuve, mais elle avait été regardée comme purement psychique, ici le peintre devient objet de contagion, et cet « amas de choses qu’on expose au public – précise M. Leroy – peut avoir des conséquences funestes, un jeune homme qui en sortait mordant les passants a été arrêté ».
Il y a parmi les peintres les « égarés », mais aussi les révolutionnaires qui eux relèvent du maintien de l’ordre public, l’« école révolutionnaire » héritière du « socialisme » de ( ourbet le communard ; elle est un danger pour l’art et pour l;i société. Heureusement pour certains, ces malheureux font rire. « C’est une des gaîtés du moment », écrit un M. Georges Maillard dans Le Pays ; quand ce n’est pas « une curiosité malsaine, du parti-pris dans l’horrible et l’exécrable. »
L’impressionnisme restera, pour quelque temps encore, une maladie qu’on soigne, ou un désordre qu’on réprime, mais la jeunesse d’avant-garde se convertit à la peinture claire, et les palettes saisissent l’action changeante de la lumière sur les choses. Progressivement on regardera le scandale de l’impressionnisme comme une captation d’héritage, celui îles classiques et des romantiques, mais en le débarrassant d’encombrantes idées reçues, déjà combattues par Courbet et Manet. La surprise est grande lorsque, à la quatrième exposition des impressionnistes, en 1879, un critique leur reconnaît « un sentiment exact de la vie », tandis que parmi les défenseurs des peintres nouveaux, Huysmans dans Le Voltaire du 3 mai 1879, étrille cruellement les « chers maîtres » académiques.
Le soleil impressionniste n’éblouit pas encore, mais il éclaire les tableaux, les peintres regardent le monde sans écrans, le scandale d’hier se résout à sa véritable dimension : l’œil contemporain a changé. Il observe en direct l’action de la lumière sur les formes et les couleurs, et les peint différemment selon le moment.
L’impression provoque l’émotion, le choc de la sensation modifie l’instinct, l’audace de peindre justifie la liberté de voir. Des limites ? « Ils cherchent autour de l’œil et non au centre mystérieux de la pensée », maugrée Gauguin.
Un événement fait évoluer l’opinion, Manet et Renoii sont admis au Salon de 1879 ; un critique les félicite d’avon rompu avec les « nihilistes de l’avenue de l’Opéra » ; niais si l’hostilité contre l’impressionnisme s’est émoussée, le malaise demeure. L’irréductible Albert Wolff juge qu’à la cinquième exposition des impressionnistes, hormis Degas cl Berthe Morisot, « tout le reste ne vaut pas la peine d’être vu, et moins encore discuté. C’est la prétention dans la nullité ». Opinion partagée par l’Académie et les hauts fonctionnaires des Beaux-Arts…