Hegel : L’idéalisme esthétique
L’art rend visible
On aurait tort cependant de comprendre cette idéalisation des apparences sensibles à la manière de la tradition idéaliste des peintres du XVIIe et du XVème siècle, c’est-à-dire comme une purification a posteriori des apparences naturelles. Le beau idéal serait obtenu par abstraction des caractéristiques singulières des êtres naturels, de leur écart individuel. Est belle la représentation, non de l’individu, mais de l’espèce. Ainsi, le peintre anglais, sir Joshua Reynolds, proclamait-il que le véritable artiste « pareil au philosophe, considérera l’abstrait de la nature et dans chacune de ses figures représentera le caractère de l’espèce. »
Mais pourquoi représenter une réalité idéalisée, lorsque l’on a compris que l’art est par essence idéalisation, spiritualisation de la réalité ?
L’exemple de la peinture hollandaise « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». La formule de Paul Klee est loin de s’appliquer à la seule peinture de son auteur. En tant qu’elle est une œuvre de l’esprit, une création conçue par l’homme dans la sphère de la représentation, toute œuvre d’art est idéaliste, spirituelle. Du fait même qu’il arrache le donné naturel à la réalité pour le transporter dans le monde des apparences et lui imposer la forme qu’il a choisie, l’artiste le purifie et lui donne une tout autre signification. Telle est la vérité qu’illustre magistralement, aux yeux de Hegel, l’exemple de cette « joyeuse peinture des choses » qu’est la peinture hollandaise.
«La peinture hollandaise a su recréer les apparences fugitives de la nature et en tirer mille et mille effets. Velours, éclats de métaux, lumière, chevaux, soldats, vieilles femmes, paysans répandant autour d’eux la fumée de leurs pipes, le vin brillant dans des verres transparents, gars en vestes sales jouant aux cartes, tous ces sujets et des centaines d’autres qui, dans la vie courante, nous intéressent à peine car nous-mêmes, lorsque nous jouons aux cartes ou lorsque nous buvons et bavardons de choses et d’autres, y trouvons des intérêts tout à fait différents défilent devant nos yeux lorsque nous regardons ces tableaux. Mais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l’art, c’est justement cette apparence et cette manifestation des objets, en tant qu’œuvres de l’esprit qui fait subir au monde matériel, extérieur et sensible, une transformation en profondeur. Au lieu d’une laine, d’une soie réelles, de cheveux, de verres, de viandes et de métaux réels, nous ne voyons en effet que des couleurs ; à la place de dimensions totales dont la nature a besoin pour se manifester, nous ne voyons qu’une simple surface, et, cependant, l’impression que nous laissent ces objets peints est la même que celle que nous recevrions si nous nous trouvions en présence de leurs répliques réelles.
L’apparence créée par l’esprit est donc, à côté de la prosaïque réalité existante, un miracle d’idéalité Grâce à cette idéalité, l’art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui, sans lui, nous échappaient complètement. L’art remplit le même rôle par rapport au temps et, ici encore, il agit en idéalisant. Il rend durable ce qui, à l’état naturel, n’est que fugitif et passager ; qu’il s’agisse d’un sourire instantané ou de manifestations à peine perceptibles de la vie spirituelle de l’homme, ainsi que d’accidents et d’événements qui vont et viennent tout cela l’art l’arrache à l’existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature ».
Un triomphe sur l’éphémère
En nous mettant en face de la pure apparence dans sa libre vitalité, la peinture s’avère également comme un art de l’éphémère : la peinture a en effet le pouvoir de « donner corps » à des apparences fugitives en les fixant sur la toile, apparences que nous n’aurions jamais eu le loisir d’apercevoir dans la réalité : ce regroupement momentané de cavaliers en mouvement, ce sourire qui s’esquisse l’espace d’un instant sur un visage aimé, etc. L’art donne aux apparences éphémères de ce monde une réalité, une consistance, une vie qu’elles n’ont jamais eue que momentanément. Cette thèse peut seule faire comprendre en quel sens la peinture ne se borne pas à recopier les apparences sensibles, et qu’elle en constitue une idéalisation, une spiritualisation. La peinture en effet, en donnant à voir l’apparence sensible pour elle-même, nous montre l’éphémère de l’existence sensible. Le reflet brillant de la lumière du soleil sur une pomme dans une coupe de fruits exerce sur nous une attraction momentanée que parfois nous voudrions voir durer, mais la lumière du jour est destinée à baisser, le soleil à tourner, et la pomme à être mangée. Parce que, dans la peinture, l’instant singulier échappe à sa disparition, parce que l’art triomphe de l’éphémère, il nous ouvre à une réflexion philosophique sur le réel, à la conscience de notre temporalité.
Distinguer contemplation esthétique et intelligence scientifique
Hegel a le mérite de souligner la profondeur philosophique d’une peinture dont on a parfois critiqué la superficialité, surtout quand on la compare aux grands sujets religieux de la peinture italienne. Ce serait pourtant se méprendre sur le sens de ces propos que d’y voir une théorie intellectualiste de l’art. S’il distingue soigneusement notre relation à l’œuvre d’art de la relation pratique intéressée aux choses qu’instaure le désir, il la distingue également de cette autre relation qu’est la relation purement spéculative qu’instaure l’intelligence. Ce qui intéresse alors l’esprit, c’est de connaître les choses dans leur universalité, « De pénétrer leur essence et leurs lois intérieures, de les saisir conformément à leur concept. »
Or, pas plus que l’art ne pouvait être compris à partir de la première relation, il ne peut l’être à partir de la seconde :
« L’attitude de l’art se distingue de l’attitude pratique du désir en ce que l’art laisse subsister son objet en toute liberté, alors que le désir emploie le sien à son propre usage en le détruisant. Inversement, la contemplation esthétique se distingue de la contemplation théorique de l’intelligence scientifique, parce que l’art s’attache à l’existence individuelle de son objet et ne cherche pas à le transformer en idée et en concept universels. »
L’intermédiaire entre les sens et la pensée
Notre relation à l’œuvre d’art n’est donc ni de l’ordre du désir, ni de l’ordre de la pensée pure, mais d’une nature intermédiaire.
« L’œuvre artistique tient ainsi le milieu entre le sensible immédiat et la pensée pure. »
Elle exclut le désir précisément en ce qu’ elle s’adresse à l’esprit et non au corps, bien qu’elle le fasse de manière sensible, ainsi que nous l’avons vu. Pourtant, ce mouvement d’idéalisation reste limité : son contenu spirituel, l’œuvre d’art l’évoque plus qu’elle ne le présente et en donne une expression incomplète. C’est que l’art emprunte à la nature sensible les moyens de sa réalisation. Telle est, du reste sa contradiction spécifique : l’art détache l’esprit de la nature en s’appuyant sur des formes qui sont encore celles de la nature. On aurait tort en ce sens de confondre complètement le beau et le vrai : le vrai, c’est l’idée considérée en elle-même, dans l’élément de l’universalité, tandis que le beau, c’est l’idée en tant qu’elle s’extériorise, « la manifestation sensible de l’idée ».
L’impossible accord du sensible et du spirituel
L’art représente un accord du sensible et du spirituel. Mais, c’est en un sens tenter l’impossible que de montrer l’idée, la rendre sensible. Il lui faut « déspiritualiser » l’idée en même temps qu’il dénaturalise la nature. Particularisée, l’idée est incarnée dans une représentation finie qui ne fait qu’allusion à son contenu spirituel. L’œuvre d’art a certes pour objet de satisfaire des « intérêts spirituels supérieurs », mais elle ne fait naître qu’un « écho dans l’esprit ». C’est pourquoi un tel accord ne peut être qu’instable : l’œuvre d’art « n’est plus » une réalité matérielle, mais elle n’est « pas encore » de la pensée pure.
Comprendre pleinement de telles thèses suppose de situer la place de l’art dans le système hégélien. Parce qu’il est manifestation sensible de l’idée, l’art n’a pas sa vérité en lui-même : il la trouve dans la philosophie, qui est expression conceptuelle de l’idée. Entre l’art et la philosophie, se trouve la religion. Comme l’art, elle présente le spirituel dans une forme non conceptuelle, encore sensible. Elle n’a pas non plus sa vérité en elle-même mais elle conduit plus directement que l’art à la philosophie : en même temps qu elle exprime de manière sensible un contenu spirituel, elle suggère que cette forme sensible ne l’épuise pas et que ce contenu spirituel la transcende. Tel est pour Hegel le sens fondamental du christianisme : porter au vif la tension constitutive de toute religion.
Le mouvement de l’art
Ce mouvement qui mène de l’art à la philosophie en passant par la religion se retrouve à l’intérieur même de l’art. Ainsi, l’art est-il d’abord symbolique, puis classique et enfin romantique : c’est d’abord la forme sensible qui domine le contenu spirituel auquel elle ne renvoie qu’allusivement, puis ils entrent en équilibre jusqu’à ce que le contenu spirituel domine la forme au point de tendre à l’excéder. En ce sens, l’art est tout entier dans son moment classique qui en constitue la perfection. C’est bien ainsi que Hegel interprète la sculpture grecque. En représentant leurs Dieux sous la forme du corps humain, les Grecs ont concilié l’esprit et la représentation naturelle. Ce n’est pas l’individualité particulière, la vie intérieure, subjective, qui est ainsi figurée mais «l’individualité spirituelle», une vie spirituelle impersonnelle et objective, l’esprit prenant conscience de lui-même. La statue antique est tout homme sans être aucun homme en particulier et c’est pourquoi elle est dépourvue du regard qui individualise le visage. Elle exprime une sérénité qui n’est jamais troublée par la subjectivité des passions et donne une image de cette ataraxie qui sera pour les stoïciens l’idéal du sage.
« Ici, quoique l’esprit soit obligé de lutter encore contre des éléments qui appartiennent à sa nature, de les détruire pour s’affranchir de ses liens et se développer librement, c’est lui qui constitue le fond de la représentation ; la forme extérieure et corporelle est seule empruntée à la nature. Cette forme ne reste pas d’ailleurs, comme dans la première époque, superficielle, indéterminée, non pénétrée par l’esprit. L’art, au contraire, atteignit son plus haut point de perfection lorsque s’accomplit cet heureux accord entre la forme et l’idée, lorsque l’esprit idéalisa la nature et en fit une image fidèle de lui-même. C’est ainsi que l’art classique est la représentation parfaite de l’idéal, le règne de la beauté. Rien déplus beau ne s’est vu et ne se verra. »
Le beau, une question d’adéquation
L’idéal, ou beau artistique, c’est « l’adéquation complète entre l’idée et sa forme, en tant que réalité concrète ». Le beau est un sommet, mais il n’est pas ce qu’il y a de plus important :
«Cependant il existe quelque chose encore de plus élevé que la manifestation belle de l’esprit sous la forme sensible façonnée par l’esprit lui-même et sa parfaite image ; car cette union, qui s’accomplit dans le domaine de la réalité sensible, contredit par là même la conception de l’esprit. L’esprit a pour essence la conformité avec lui- même, l’unité de son idée et de sa réalisation. Il ne peut donc trouver de réalité qui lui corresponde que dans son monde propre, le monde spirituel ou intérieur de lame.
C’est ainsi qu’il parvient à jouir de sa nature infinie et de sa liberté. »
Et c’est pourquoi il faut passer de l’art à la religion et de la religion à la philosophie.
L’art dépassé
L’art n’est pas l’expression la plus haute de l’esprit : il est, en ce sens dépassé, surpassé par la religion et la philosophie. Et si nous pouvons en prendre conscience, c’est parce que l’art est pour nous une chose du passé. Nous ne vénérons plus les œuvres d’art comme les expressions les plus hautes de l’esprit : elles s’offrent à nous dans nos musées, mais elles sont devenues ces voix du silence qu’évoque Malraux.
«L’œuvre d’art est donc incapable de satisfaire notre ultime besoin d’absolu. De nos jours on ne vénère plus une œuvre d’art, et notre attitude à l’égard des créations de l’art est beaucoup plus froide et réfléchie. En leur présence nous nous sentons beaucoup plus libres qu’on ne l’était jadis, alors que les œuvres d’art étaient l’expression la plus élevée de l’idée. L’œuvre d’art sollicite notre jugement ; nous soumettons son contenu et l’exactitude de sa représentation à un examen réfléchi. Nous respectons l’art, nous l’admirons; seulement, nous ne voyons plus en lui quelque chose qui ne saurait être dépassé, la manifestation intime de l’Absolu, nous le soumettons à l’analyse de notre pensée, et cela, non dans l’intention de provoquer la création d’œuvres d’art nouvelles, mais bien plutôt dans le but de reconnaître la fonction de l’art et sa place dans l’ensemble de notre vie. »
Si nous ne vénérons plus les œuvres d’art, nous les pensons : c’est dans la philosophie que l’art trouve son propre accomplissement.
«La science de l’art est donc bien plus un besoin à notre époque que dans le temps où l’art donnait par lui- même, en tant quart, pleine satisfaction. L’art nous invite à la méditation philosophique, qui a pour but non pas de lui assurer un renouveau, mais de reconnaître vigoureusement ce qu’il est dans son fond. »
L’âge de l’esthétique est venu.
Vidéo : Hegel : L’idéalisme esthétique
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