Hegel : Le spirituel sensibilisé
L’esprit qui s’incarne
La beauté artistique est pour Hegel l’expression sensible de quelque chose de spirituel. Cette thèse naît d’une relecture de l’esthétique platonicienne et d’une idée de l’art comme activité correspondant à un besoin de l’esprit.
La condamnation platonicienne de l’art était fondée sur l’idée que l’art, redoublant les apparences du monde sensible, est fauteur d’illusion. Cette idée enveloppe, aux yeux de Hegel, un double présupposé : que l’apparence, d’abord, est toujours illusoire, (ensuite, et par conséquent, qu’il n’y a aucune différence de valeur entre les apparences sensibles et les apparences artistiques, sinon que celles-ci, imitant celles-là, sont encore plus éloignées de la vérité. A opposer ainsi l’apparence à l’essence, on en vient à oublier qu’il faut bien que l’essence apparaisse d’une manière ou d une autre :
« Quant au reproche d’indignité qui s’adresse à l’art comme produisant ses effets par l’apparence et l’illusion, il serait fondé si l’apparence pouvait être regardée comme quelque chose qui ne doit pas être. Mais l’apparence est nécessaire au fond quelle manifeste, et est aussi essentielle que lui. La vérité ne serait pas si elle ne paraissait ou plutôt n’apparaissait pas à elle-même aussi bien qu’à l’esprit en général. »
Apparence et essence
On ne saurait donc opposer systématiquement l’apparence à l’essence identifiée à la vérité : l’apparence n’est pas forcément en contradiction avec l’essence, elle peut être apparition de l’essence. Hegel va plus loin encore en affirmant que « L’apparence est essentielle à l’essence. »
Il faut bien que, d’une manière ou d’une autre, la vérité apparaisse. Critiquer l’art parce qu’il ménage ses effets par l’apparence n’est donc aucunement fondé : l’art est en effet le « règne des apparences », mais cela n’en fait pas nécessairement quelque chose de trompeur. Si les termes de Hegel sont bien ceux de l’esthétique platonicienne, il en renverse la perspective : l’art peut et doit être compris comme manifestation de l’idéal et en ce sens, il est une activité qui exprime un besoin de l’esprit.
La raison de l’art
Pourquoi faire des œuvres d’art ? On ne saurait se borner à constater quelles existent, car aucune activité humaine n’existe sans nécessité. Si l’homme se livre à une activité artistique, répond Hegel, c’est parce qu’il est doué de conscience, parce qu’il existe non seulement en soi mais aussi pour soi. L’existence en soi, c’est l’existence simple et immédiate que l’on constate : existence absolue en un sens que celle de cet objet en face de moi. Au contraire le pour-soi, désigne l’existence consciente d’elle-même. Les choses de la nature n’existent qu’en elles-mêmes, mais l’homme ne se borne pas à exister en soi : il se pense, « se contemple, se représente lui-même »… Cette activité spirituelle et réflexive en fait un être pour soi.
Art et conscience
Autant l’existence en soi est immédiate ou donnée, autant la conscience de soi n’est pas spontanée. L’existence pour soi est un résultat auquel l’homme parvient de deux manières théoriquement et pratiquement.
Premièrement, par le biais de son activité théorique. L’homme doit d’abord se penser lui-même, avoir conscience de ce qu’il est, de sa nature, de ce qu’il tire de son propre fond comme de l’extérieur. La conscience de soi requiert donc la connaissance de soi. Deuxièmement, par le biais de son activité pratique. C’est que l’homme ne laisse pas les choses exister en soi mais les transforme par son activité créatrice. La nature, ainsi modifiée, lui renvoie une image extérieure et « objective » de lui-même, lui permet de contempler le résultat de sa propre activité. Il en va ici d’une réalisation de soi qui est un véritable dédoublement de soi-même : l’artiste, et plus généralement l’homme au travail, celui qui fait quelque chose, se reconnaît dans son œuvre et prend conscience de lui-même.
L’art : un besoin de transformer
L’homme ne laisse pas la nature telle qu’elle est mais se montre soucieux de la faire sienne, de se l’approprier en y imprimant sa marque. Transformer non seulement la nature mais encore sa nature, telle est cette liberté supérieure qui fait que l’homme existe pour soi. C’est ce dont témoigne déjà l’enfant qui joue à faire des ronds dans l’eau : « Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité104. » C’est ce dont témoignent encore les parures, les travestissements, les artifices, dont on use pour se transformer soi-même, fut-ce dans la forme barbare d’un supplice infligé à son propre corps. Mais, c’est dans l’art que ce besoin trouve son expression la plus haute et la plus civilisée : « Ce besoin revêt des formes multiples, jusqu’à ce qu’il arrive à cette manière de se manifester soi-même dans les choses extérieures, que l’on trouve dans l’œuvre artistique. »
L’artiste transforme la réalité naturelle, la dépouille de sa matérialité et la spiritualise. Mais tout homme est déjà artiste en créant une œuvre en y « objectivant » et en y réalisant sa propre liberté qu’il donne ainsi à voir aux autres et à lui-même. L’art n’est donc qu’une forme cultivée du besoin originel qu’a l’homme de se connaître lui-même, de se constituer pour soi par son activité pratique : l’enfant qui joue est un artiste en puissance.
Parce qu’il est fondamentalement une transformation de la nature, l’art ne saurait en être une imitation. L’art est manifestation sensible d’un contenu spirituel, sensibilisation du spirituel, mais aussi bien transformation des apparences naturelles, spiritualisation du sensible.
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