La contemplation du paysage : Plaisir des cinq sens
Il existe différents modèles et images idéales de jardins et de paysages dans l’histoire du goût : variétés de jardins et variétés de paysages, différentes suivant les poétiques que permet l’invention d’artifices, ou mises en lumière par la capacité réceptive des amateurs- contemplateurs transformés en artistes du goût et du sentiment. De par leur existence tenant à la fois de propositions théoriques et de l’esprit créateur de l’art, jardins et paysages célèbrent des rites synesthésies. Les cinq sens sont alors mis à contribution. C’est ainsi 11ne, par exemple, dans cette perspective analogique, on peut presque percevoir les parfums comme un morceau de musique.
On est ainsi amené à évoquer certaines allégories célèbres, ne serait-ce que les tapisseries de la Dame à la licorne (fin du XVe siècle), la série de gravures du ( anquecento de G. Pencz, F. Floris, M. de Vos, H Golt-zius ou cette œuvre de J. Bruegel non moins célèbre (Les Cinq Sens, 1618) et les conceptions du microcosme et du macrocosme qui lui correspondent. Mais c’est d’abord aux jardins et aux paysages que nous faisons référence. Et quand nous nous promenons dans ces lieux, tous nos sens sont stimulés. Dans certains jardins, d’ailleurs, il n’est pas difficile de trouver le coin de l’odorat et du toucher avec des plantes particulièrement odorantes et tactiles.
exemple éclairant nous vient de Mario Praz 11975], qui nous rappelle 1 Adonis de G. B. Marino (chants VI-VIII) et le jardin du Plaisir annexé au palais Amour où n’existent ni gêne ni misère. Dans ce jardin, divisé en cinq parties, Vénus habite avec Cupidon.
Adonis, après avoir écouté la dissertation de Mer- ure sur la vue, entre dans le jardin en fête ; les loges
sont pleines de peintures qui représentent des histoires, des scènes d’amour, et le poète passe en revue les grands peintres de l’époque. Alors que le couple se livre à une inspection étonnée, apparaît devant eux un paon. Vénus conduit ensuite Adonis dans le jardin de l’Odorat et Mercure y parle des plaisirs olfactifs. Sont alors décrits les plantes, les arômes, les parfums. Cannelle, marjolaine, cardamome, aneth, nard, thym, serpolet, hélycrise, térebinthe, myrrhe, ligustre, amarante, narcisse, jacinthe, crocus, etc., toutes plantes qui ornent les vers de Marino et que M. Praz met en rapport avec celles que l’on trouve dans l’œuvre de Bruegel. Pour faire une comparaison, de même que le paon se distingue parmi les oiseaux, de même, parmi les plantes, celle de la passion, à laquelle le poète dédie de nouvelles stances, se remarque entre toutes. Dans le septième chapitre, on entend une symphonie de quarante-quatre oiseaux qui se conclut par un assaut entre le rossignol et le joueur de luth. Tandis que Mercure rappelle l’origine de la musique, avancent ensemble sur la scène Poésie et Musique. Adonis est donc introduit dans le jardin du Goût, orné de magnifiques plantes à fruits, avec des nymphes et des faunes qui s’ébattent. Adonis et Vénus parviennent à un riche banquet où la nature dispense toutes les joies du palais. Parmi les décorations de table, on a représenté la naissance d Amour. Enfin, Adonis et Vénus passent dans le jardin du Tact, dans le lieu des délices extrêmes.
Comme le montre Praz, le peintre et le poète, Baie- gel et Marino, expriment de façon grandiose l’esprit d’une même époque, se servant dans les catalogues du goût suivant les thèmes à la mode. Ils sont impressionnés par les notions relatives aux divers sens et aux choses ; elles sont orchestrées dans des symphonies vertigineuses avec une sensualité qui frise le mysticisme, dans une apothéose de nature morte. L’homme a presque disparu. Vénus et Adonis passent comme une ombre dans ce spectacle grandiose. Un pas de plus, suggère Mario Praz, et nous aurions atteint, avec Andrew Marvell (The Carclen, 1681), cette extase des jardins qui dépasse complètement le jeu i les sens, pour parvenir à un esprit unique vénérant l.i nature. Les choses à présent sont adorées en soi et pour soi, le paysage devient “invisible ». Comme le dit un passage de la poésie de Marvell : “Annihilant toutes les choses créées jusqu’à les réduire à une pensée verte dans une ombre verte .