les rituels paysans effraient les bourgeois
Les « honnêtes gens » allaient connaître des heures . Courbet, Daumier avaient ranimé dans le climat né des révolutions de 1830 et de 1848 la peur des outrances. Ils avaient osé affranchir la peinture de l’image, et redonné à l’art sa force d’expression morale et sociale, rendu son contenu de drame humain inspiré par ce qu’était alors la dure vie du peuple face aux répressions du pouvoir.
Millet, Rousseau et les peintres de Barbizon, autodidactes, prolétaires, réalistes acquis aux idées démocratiques, ne troublent pas moins le public bourgeois. « Je suis venu avec des idées fortes sur l’art, et je n’ai pas jugé à propos de les mortifier… » déclare Millet qui avoue à son ami Sensier : « Au risque de passer pour encore plus socialiste c’est le côté humain, franchement humain, qui me touche le plus en art… » Mais le peintre, malgré ses sujets sociaux inspirés par la vie laborieuse et misérable des paysans, n’est pas un révolutionnaire. « Je n’ai jamais eu l’idée de faire un plaidoyer politique », dira l’ami de Daumier. C’est à sa grande surprise que Le Semeur passa au Salon de 1850 pour un tableau républicain !
Ses paysans sont regardés avec plus de curiosité que de ré volte, la critique ironise au Salon de 1857 sur Les Glaneuses, et six ans plus tard, à celui de 1863, l’année du scandale du Déjeuner sur l’herbe de Manet, L’Homme à la houe contre une haineuse hostilité ; le public n’accepte les gens de la terre que sous leur aspect pittoresque ou pastoral, pas sous la forme de leurs contemporains farouches. «Vient-il de travailler ou d’assassiner? » s’interroge Paul de Sainl Victor, l’un des critiques les plus obtus, devant L’Homme à
la houe. Et devant Les Glaneuses, celui du Figaro avait osé écrire : « Qu’on éloigne les petits enfants… Derrière ces trois glaneuses, se silhouettent les piques des émeutes populaires, et les échafauds de 93… »
Voilà qui est bien dit. Or la terreur des bourgeois était en réalité un pacifique conservateur que ces accusations de « socialisme » et les appels au meurtre social révulsaient. La Commune lui fera horreur, et il traitera les communards de « misérables ».
L’Homme à la houe ne fut pas le seul scandale que provoqua Millet. La Naissance du veau, impressionnant et grave cérémonial rustique, est qualifié de blasphématoire au Salon de 1864 car identifié à une procession religieuse. La toile déclencha une avalanche de protestations contre lesquelles le peintre s’éleva, affirmant qu’il avait été surtout intéressé par la cadence des pas des porteurs. « La loi du poids les domine… » expliqua-t-il, commentant l’événement de la vie des paysans qu’était la naissance d’un veau. Mais il est vrai que personne n’aurait osé représenter un tel sujet.
le regard de Millet n’est pas celui d’un terroriste de l’art, mais celui d’un observateur attentif et fervent du milieu paysan où il avait choisi de vivre. Les scandales que ses toiles provoquent, et les accusations dont il est l’objet, le surprennent et I éprouvent. Ses œuvres sont, comme celles de Courbet et de daumier, les jalons d’une profonde évolution de l’art, l’artiste doit avoir un rapport vivant avec son sujet et transmettre les sentiments qu’il lui inspire, traduire l’expression de ce qu’il voit, de ce qu’il sent, de ce qu’il imagine. Face à l’inflation at adémique et à l’incompréhension hostile de la bourgeoisie, le réalisme est à réinventer.