L'esprit sur la matière : la couleur comme forme de modernité
Depuis le Moyen Âge, il a constamment été rappelé aux peintres combien leur palette était inapte à rendre la splendeur véritable du monde naturel. Le fabricant de couleurs George Field remarquait, dans les années 1840, que les maîtres anciens avaient été obligés « d’harmoniser bien en deçà de la nature » parce que leurs pigments n’étaient pas assez brillants. Hermann von Helmholtz était du même avis: « La représentation que le peintre doit donner de la lumière et des couleurs de son objet […] ne permet pas une copie fidèle dans tous ses détails. L’échelle imparfaite de brillance que l’artiste doit appliquer s’y oppose dans de nombreux cas. »
Même avec sa palette moderne, Cézanne ressent cela avec une angoisse palpable: « Je ne peux pas atteindre l’intensité qui se déploie devant mes sens. Je n’ai pas la richesse somptueuse de coloration qui anime la Nature. » Van Gogh semble s’être réconcilié avec cette limite: « Un peintre a plus intérêt à partir de sa palette que des couleurs de la nature.»
Cependant, depuis que Turner a commencé à se servir de nouveaux pigments lumineux, la peinture a évolué inexorablement vers un consensus selon lequel le peintre n’a plus du tout pour mission de représenter la nature. La voie vers l’abstraction fut annoncée par une libération de la couleur « naturaliste », illustrée par Van Gogh, Cézanne et Henri Matisse [1869-1954], « La vérité de l’affaire, disait Matisse, c’était que nous restions le plus loin possible des couleurs d’imitation. »
Le résultat fut une explosion de couleurs solides et de primaires fortes. « Je me sers des couleurs les plus simples, déclarait Matisse, je ne les transforme pas moi-même, ce sont les relations entre elles qui s’en chargent. » Les intérieurs rouges de La Desserte [1908] et de La Chambre rouge (1911) sont presque accablants dans leurs deux dimensions strictes, qui dénient l’illusion du volume pictural. Le critique John Russell dit au sujet de La Chambre rouge: « C’est un moment crucial de l’histoire de la peinture, les couleurs sont au-dessus et en tirent le meilleur parti. »
Les bêtes sauvages
Tout l’usage de la peinture au xxe siècle doit être considéré en relation avec Matisse, exactement comme tout usage de la forme se rapporte à Cézanne. C’était ce que disait Picasso: « Si tous les grands coloristes de ce siècle pouvaient avoir composé une bannière comprenant la couleur favorite de chacun, le résultat serait certainement un Matisse. » Et que sont ces couleurs sauf des plaisirs et des joies pures, se délectant des nuances du cobalt, du chrome et du cadmium, issus de la chimie du xixe siècle? En 1897, Matisse mit de côté sa palette sombre au profit d’une nouvelle faisant danser les rouges, les verts et les bleus lumineux des pigments récemment inventés: une palette plus proche de celle des impressionnistes, bien qu’elle n’exclût pas les terres comme l’ocre jaune et la terre de Sienne. Il utilisait le violet de cobalt, qui figurait seulement à l’occasion chez les impressionnistes, et adopta les nouveaux rouges de cadmium dans des ombres légères et pourprées.
De manière remarquable, le rouge de cadmium fut la première innovation matérielle majeure dans les pigments rouges depuis l’introduction de la laque carminée fabriquée à partir de la cochenille, au xvie siècle. Le rouge de Mars (de l’oxyde de fer synthétique; était un perfectionnement de l’ocre rouge connu depuis l’Antiquité; la fabrication de la laque rouge fut améliorée au début du xixesiècle mais n’entraîna pas vraiment de nouveaux colorants; les rouges d’aniline n’eurent jamais de succès en tant que couleurs pour artistes; et l’alizarine synthétique était le même composé que celui que les Égyptiens tiraient de la racine de garance.
Toutes les couleurs primaires et secondaires, sauf le rouge, connurent une nouvelle incarnation influente au xixe siècle. Le rouge de cadmium est à la base du jaune de cadmium [le sulfure de cadmium] avec un peu de sélénium à la place du soufre. L’élément sélénium, ainsi nommé de manière charmante à cause de la Lune, fut découvert en 1817 — la même année que le cadmium — par le chimiste suédois Jons Jacob 3erzelius. Il a des propriétés semblables à celles du soufre, et souvent, se trouve naturellement en association avec lui.
Il n’est pas facile de tracer la genèse du pigment, car le sulfure de cadmium orange peut lui-même approcher le rouge d’assez près pour rendre les frontières confuses. George Field parle, avec un air approbateur, d’un pigment qu’il appelle rouge de cadmium dans l’édition de sa Chromatography datant de 1869. Mais, comme aucun document technique n’est connu spécifiant le sulfure-séléniure [sulphide-selenide], jusqu’à un brevet allemand de 1892, nous devons supposer que la couleur de Field, qu’il décrit comme « orange-écarlate », est seulement une variété particulièrement foncée d’orange de cadmium. En tout cas, le composé, aujourd’hui connu sous le nom de rouge de cadmium, ne fut pas commercialement disponible avant 1910. La société chimique allemande Bayer développa un moyen plus fiable et économique de le produire en 1919. En modifiant la quantité de sélénium, la couleur peut être ajustée de l’orange au marron sombre.
Matisse s’enticha de ce nouveau rouge foncé, qui avait une excellente stabilité. Il raconte comment il essaya, sans succès, de persuader Renoir d’adopter « un rouge de cadmium » au lieu du traditionnel vermillon? Comme ceci se passait en 1904, on peut penser qu’il parlait de quelque pigment que Field avait étudié et dont la teinte orange devait davantage ressembler au vermillon que la variété moderne plus foncée.
Matisse ressentait, comme Cézanne, que c’est la relation entre les couleurs de la peinture et non entre les formes qui lui donne sa structure: « La composition est l’art d’arranger de manière décorative les divers éléments variés dont le peintre dispose pour exprimer ses sensations […] Le but principal de la couleur devrait être de servir l’expression aussi bien que possible199. » Cette expressionnisme, croit-il, ne peut être planifié à partir des « théories » sur la couleur, mais doit venir directement de la sensibilité de l’artiste : « Mon choix de couleurs ne repose pas sur une théorie scientifique; il est fondé sur l’observation, sur la sensation, sur la vraie nature de chaque expérience… J’essaie seulement de trouver une couleur qui corresponde à ma sensation. »
Cependant, lorsque des coloristes instinctifs parlent de leur usage de la couleur, il ne faut pas chercher une véritable cohérence. À l’occasion, Matisse confessait qu’il était « scientifique pour une bonne moitié », et il avait la réputation parmi ses collègues d’être friand de théorie. Dans son école d’art à Paris, il présentait à ses élèves Chevreul, Helmholtz et leur interprète Ogden Rood, qui peut avoir suscité son intérêt pour es matériaux. Matisse tira certainement de Rood une compréhension de ce que le rouge, le bleu et le vert seuls avaient la capacité de « créer l’équivalent du spectre »; ce qui, bien sûr, pouvait se faire dans les mélanges additionnels que Rood explorait, et non dans les composés de pigments. Là, néanmoins, se trouve la semence de La Danse et de La Musique, toutes les deux peintes en 1910, et dans lesquelles ces trois couleurs apparaissent dans des à-plats juxtaposés, chacune avec une assignation élémentaire quasi-aristotélicienne: bleu ciel, vert terre, rouge chair.
Au tournant du siècle, l’impressionnisme menaçant de devenir la nouvelle convention, le néo-impressionnisme moribond et Van Gogh disparu, il y avait de la place pour une nouvelle avant-garde. Elle apparut tout d’abord dans le fauvisme, avec Matisse en tête de proue. Le peintre fauve hollandais, Kees Van Dongen disait de ce groupe: « On peut parler de l’école impressionniste, parce qu’ils partageaient certains principes. Pour nous, rien de tel; nous pensions simplement que leurs couleurs étaient un peu ternes. » Mettez les Nénuphars de Monet à côté de Courbet et vous pouvez à peine croire à l’accusation. Mettez-les près de La Piscine de Londres [1906; planche 60] d’André Derain et tout devient clair. Il y a là une couleur à pleine vitesse, et qui parle de manière aussi éloquente de l’importance capitale de nouveaux pigments lumineux que s’ils avaient été simplement pressés des tubes les uns après les autres [ce qui, en vérité, était souvent le cas l).
Comme tous les mouvements importants du début du xxe siècle, le fauvisme était un descendant direct de l’impressionnisme. Matisse reçut, dans les années 1890, un enseignement classique, mais ouvert d’esprit, de la part de Gustave Moreau, puis tomba sous le charme de l’impressionnisme en 1896. Le jeune peintre eut la chance d’être reconnu par le plus généreux et perspicace des impressionnistes, Camille Pissarro, qui avait aussi encouragé Gauguin et Cézanne, et défendu le génie de Van Gogh.
Mais l’enthousiasme de Matisse le conduisit dans une direction différente. Il trouva dans les oeuvres de Cézanne non seulement une résurrection de l’idée — enterrée depuis les anciens maîtres vénitiens — de la couleur comme un moyen de construction, mais aussi une grande importance accordée à l’harmonie et à l’équilibre des tons, auxquels d’autres fauves prêtèrent peu d’attention. À Gauguin, dans le même temps, Matisse emprunta une compréhension de l’impact et de la force émotionnelle de l’art « primitif », et une appréciation de l’usage de la couleur en à- plat plutôt que modelée. [Comme Van Gogh et Gauguin, il fut très fortement influencé par les estampes japonaises à la mode en France à la fin du xixe siècle.] Il présenta ces influences assez clairement: Mais alors que, pour Gauguin, la couleur avait des implications mystiques et symboliques, pour Matisse, c’était purement la matière dont les images sont faites. Beaucoup de ses peintures abolissent la profondeur de la toile, posant un carrelage à deux dimensions d’espaces colorés presque comme une tapisserie. « Ce qui empêche Gauguin d’être assimilé aux fauves, dit-il, c’est le fait qu’il ne se sert pas de la couleur pour construire l’espace, et l’usage qu’il fait de celui-ci comme moyen d’exprimer son sentiment. »
André Derain [1880-1954] entra en contact, en 1899, avec Matisse, auquel il présenta Maurice de Vlaminck [1876-1958] en 1901 à une rétrospective Van Gogh à Paris. Ce sont les trois peintres du noyau à l’origine du groupe fauve, et l’exposition Van Gogh fut le catalyseur qui enflamma leurs couleurs incendiaires. Vlaminck en sortit en s’exclamant qu’il aimait le Hollandais plus que son propre père. Matisse se souvenait de Vlaminck à cette occasion comme d’un « jeune géant qui criait son enthousiasme avec des accents dictatoriaux et déclarait que l’on doit peindre avec du pur cobalt, du pur vermillon et du pur vert Véronèse [du vert émeraude] ». Derain disait de son association avec Vlaminck à cette époque, à Chatou, « nous étions constamment ivres de couleur, de mots décrivant la couleur, et du soleil qui donne vie à la couleur ».
La palette de Derain était même plus étendue que celle de Matisse, avec comme seule omission un pigment primaire ou secondaire; toutes les couleurs de cadmium y étaient, avec le chromate de baryum [le jaune citron] et le jaune de Mars. L’impétueux et égotiste Vlaminck utilisait les couleurs modernes sous une forme non mélangée, produisant des œuvres en tons majeurs et stridents, comme dans Paysage avec des arbres rouges [1906-1907], qui ont ébloui, mais qui finalement le rendirent incapable de développer une voix mature [en 1910, il ne pouvait plus faire grand-chose, excepté imiter Cézanne], Raoul Dufy [1877-1953], associé au groupe, est réputé avoir évité tous les bruns et avoir utilisé la gamme entière des couleurs Mars [du jaune au violet], aussi bien que le nouveau bleu céruléen. On peut dire que le fauvisme, et non l’impressionnisme, a représenté le plus glorieux fruit des progrès du XIX siècle dans le domaine de la technique des pigments; une sorte d’émancipation définitive de la couleur.
Le fauvisme explosa au grand jour en 1905, lorsque le mouvement trouva son nom. Au Salon des Indépendants — Initié par les néo-impressionnistes — du printemps de cette année, Matisse exposa Luxe, calme et volupté, né de son excursion récente à Saint-Tropez avec Paul Signac. Cela provoqua beaucoup de discussions, et poussa d’autres fauves vers le « divisionnisme » vers lequel le pointillisme de Seurat avait évolué.
Mais Signac insistait sur le fait que ce style restait borné par des règles de contrastes de couleur et de complémentarité, qui finalement frustraient et aliénaient l’instinctif Matisse. Dans Luxe, calme et volupté, il est peu concerné par l’exactitude scientifique ; ses taches de couleur et pointillés sont de loin trop grandes pour « travailler » par mélange opaque à la manière de Seurat. Beaucoup du divisionnisme pratiqué car Matisse, Derain, Braque et d’autres était simplement une séparation des couleurs en taches non mélangées. Matisse manifeste fréquemment une détermination presque médiévale à préserver l’intégrité de la couleur pure, et il critiquait le néo-impressionnisme pour son indétermination quant aux mélanges optiques.
Cet été-là, Matisse retourna avec Derain dans le sud de la France, à Collioure, et ils y développèrent le style qui fut appelé fauvisme. En voyant une collection de peintures de Gauguin, ils réalisèrent que la voie à suivre n’était pas le divisionnisme, mais la couleur plate: « une harmonie de surfaces intensément colorées ». Ils exposèrent le résultat de leurs excursions avec les autres peintres fauves au Salon d’Automne de 1905. Cette manifestation avait été fondée en 1903 comme un pendant plus sélectif au Salon des Indépendants, dont l’ouverture au tout-venant impliquait que le meilleur avait tendance à y être submergé par le pire.
Le salon automnal provoqua un tumulte comparable à celui de la première exposition impressionniste de 1874, accompagné de réactions de mépris du même genre: « Un pot de peinture jeté à la face du public », s’exclama le critique Camille Mauclair, reprenant maladroitement l’accusation que Ruskin avait portée à rencontre de Whistler en 1877. D’autres allèrent plus loin, rendus presque frénétiques par ce manque de bon goût. « Pourquoi laisser tous ces maniaques ensemble et montrer leurs oeuvres au public », écrivait J.-B. Hall, « si cela n’a pas de valeur esthétique? Que signifie cette nouvelle farce? Qui les protège? »… et ainsi de suite jusqu’au trait final et méprisant: « Qu’est-ce que les barbouillages de Messieurs Matisse, Vlaminck et Derain ont à voir avec l’art? »
En voyant ces œuvres aveuglantes exposées dans la même salle que les sculptures traditionnelles d’inspiration florentine, Louis Vauxcelles, l’influent critique du Gil Blas, fit remarquer à Matisse : « Regardez I Donatello dans la cage aux fauves I » Et ainsi, comme l’impressionnisme auparavant et le cubisme peu après [à nouveau la courtoisie du spirituel Vauxcelles], le fauvisme fut marqué au fer par une plaisanterie de dérision.
D’autres furent plus réceptifs. Maurice Denis remarquait: « C’est peindre au-dessus et au-delà des contingences, peindre pour son propre bien, le pur acte de peindre. » On dirait presque qu’il annonce l’inévitable étape suivante : l’abstraction. Mais le fauvisme aura plus de surgeons que cela. Le Portrait de femme (La Raie verte] de Matisse, un portrait de son épouse peint à la fin de 1905, semble montrer la voie à l’expressionnisme, aussi bien qu’annoncer la redondance des théories de la couleur de l’impressionnisme. Ici, les complémentaires sont sacrifiées et, à leur place, il y a des dissonances : du vermillon contre du violet, du vert contre du rose et de l’ocre. Avec le Nu bleu [1907], Matisse apparaît rétrospectivement comme nous préparant aux étonnants nus de Picasso.
Peut-être, est-ce à cause de son extrême fertilité que le fauvisme eut une vie si courte: en 1908, il avait cessé d’exister comme mouvement cohérent. En seulement quatre ans, il interpella aussi bien Kandinsky que Braque, l’autre inventeur du cubisme, avec Picasso..le fauvisme peut être vu comme une sorte de période de remise au courant, une assimilation des possibilités des nouvelles couleurs sur lesquelles les Impressionnistes s’étaient contentés de jeter un coup d’œil. Après Matisse, il n’y aura plus de regard en arrière.
Expériences en couleur
Quelques artistes du début du XXe siècle s’accrochèrent à l’espoir que la science, et non l’intuition, les aiderait à naviguer dans les eaux traîtres de la couleur non figurative. En 1906, l’artiste italien Gaetano Previati publia Principi scientifici del Divisionismo (Principes scientifiques du divisionnisme), qui développait ses idées au sujet de quelques opinions du néo-impressionnisme sur les contrastes et les mélanges optiques. Il eut une grande influence sur les peintres futuristes italiens comme Giacomo Baila et Umberto Boccioni. La ville qui monte fl910) de Boccioni est une image devenant houleuse avec la vie chromatique, et donnant, cependant, l’impression d’un usage de la couleur plus systématique que celui de Seurat. « Je veux le nouveau, l’expressif, le formidable », disait l’artiste, résumant implicitement le manifeste futuriste.
C’est peut-être une traduction de l’ouvrage de Previati qui amena Robert Delaunay (1885-1941) à se mêler un peu de divisionnisme. Delaunay s’efforça de parvenir à un effet lumineux proche de celui du verre coloré, qu’il avait étudié dans les églises françaises entre 1907 et 1912; d’où une série de peintures exécutées entre 1911 et 1913 qu’il appela Fenêtres: « La couleur seule, dit-il, est à la fois forme et sujet », mais c’était réellement la lumière colorée qu’il essayait d’imiter, d’abord en s’efforçant de suggérer la transparence à travers le brillant que le divisionnisme semblait annoncer. Delaunay, par la suite, abandonna les points pour les taches de couleur mate, inspirées de Cézanne et du dessin géométrique des cubistes. Rayonnantes de couleurs vibrantes, totalement saturées, ces peintures, comme les Disques du soleil (1912-1913), ont été appelées « arc-en-ciel fragmenté » — bien que l’on puisse mieux les regarder que les variations du disque chromatique de Newton. Guillaume Apollinaire appela ce style « orphisme ».
L’orphisme a été écarté par certains, comme n’étant rien de plus que du fauvisme devenu abstrait (et Delaunay passa, bien entendu, par une étape fauve au début de sa carrière). Alors que les fauves montraient peu d’intérêt pour les formules, il apparaît que Delaunay était à la recherche d’une syntaxe de la couleur. Il déclarait, toutefois, avoir peu de patience pour les principes scientifiques: Cependant, Delaunay qui étudia Chevreul était probablement familier de la théorie de la couleur de Rood [sur laquelle Previati s’était appuyé]. Il faisait usage des complémentaires dans les règles pour développer ses idées de « mouvement de couleur ».
Dans un raisonnement apparemment paradoxal, il prétendait que des complémentaires mises côte à côte produisaient des mouvements « lents », alors que des couleurs proches sur le disque chromatique, comme l’orange et le jaune, ou le bleu et le vert, produisent des mouvements « rapides ». Sur la base de ces notions plutôt vagues, Delaunay affirmait que ses œuvres n’étaient pas vraiment abstraites mais reposaient sur des règles naturelles.
Aux États-Unis, l’orphisme favorisa le mouvement connu sous le nom de « synchronisme », dont les personnages clefs étaient Morgan Russel et Stanton MacDonald Wright. Les plans s’entrecroisant des synchronistes étaient plus lumineux encore, si c’est possible, que ceux de Delaunay. Et dans « l’esthétique de la pureté » recherchée par le Français et sa femme russe, Sonia, elle-même peintre et poète accompli, on peut voir les débuts du minimalisme, qui devait se développer aux États-Unis dans la peinture basée sur la couleur.
Mais la faiblesse de Delaunay était interne. En embrassant le spectre en entier, en ne faisant pas l’effort de sélection qui est essentiel au grand art, il courait le risque de simplement faire le catalogue des couleurs de l’arc-en-ciel plutôt que de les ordonner dans une œuvre convaincante. Il y a danger à tomber trop profondément dans les splendeurs des pigments modernes.
L’école sans la théorie
Personne ne peut nier que Paul Klee [1879-1940] fut un coloriste superbe et inventif. Jean-Paul Sartre alla plus loin: « Klee est un ange qui recrée les miracles de ce monde. » Pourtant, il n’est en aucune manière facile de réduire une composition de Klee à un principe quelconque de la théorie de la couleur. Il est un prestidigitateur de la couleur, travaillant à un moment dans des couleurs tendres et lumineuses [Routes et détours, 1929J, à un autre dans des rouges éclatants subtilement modulés [Paysage au coucher du soleil, 1923], puis dans des primaires brillantes sur un fond noir comme un rêve [Paysage avec des oiseaux jaunes, 1923; Prince noir, 1927], L’Enfant avec sa tante [1937] est, quant à lui, dans les couleurs de l’automne ; le rose, l’orange, le vert et le bleu de Façade de verre [1940] luisent comme un véritable retour de flamme. La Lumière et tant d’autre chose [1931] annonce son véritable sujet dans le titre: la lumière, ayant tendance à un traitement superficiellement divisionniste, n’est cependant en rien redevable aux rigides codes du néo-impressionnisme.
Rien ne saisit mieux l’exubérance véritable que la couleur instille, que les souvenirs de Klee des visions chromatiques fantastiques qu’il trouva, en 1914, dans la culture arabe en Tunisie et qui lui inspirèrent une joie infinie : « La couleur a pris possession de moi ; plus jamais je n’aurai à courir après elle. Je sais qu’elle m’a pris pour toujours. C’est la signification de ce moment béni. La couleur et moi nous sommes Un. »
Il n’est pas surprenant qu’avec des enseignants comme Klee et «Candinsky, le Bauhaus, dans les années 1920, ait accordé une importance primordiale à la couleur. Fondé en 1919, le Bauhaus s’était donné la tâche — utopique ou rétrospective — à la fois de nourrir la créativité des artistes et des décorateurs, et de réconcilier leurs métiers avec les demandes des industries, qui pourraient les utiliser. Pour certains, l’École du Bauhaus représente aujourd’hui tout ce qui est sans âme et fonctionnel dans la décoration moderne, avec ses formes géométriques et son rejet de l’ornement pur. Pour d’autres, elle symbolise une avant-garde dépouillée de prétentions, l’une des principales fondations du modernisme. Aux yeux des nazis, c’était simplement un centre d’art « dégénéré », et ils fermèrent l’École en 1933.
Le Bauhaus se présente comme un amalgame de la Kunstgewerbeschule de Weimar et de la Hochschule für bildend Kunst de Weimar. Son premier directeur fut l’architecte et décorateur Walter Gropius, dont le projet était de rappeler l’importance de l’art pour l’industrie. Dans le passé, l’artisan qui fabriquait des objets utiles était autant un artiste qu’un technicien qualifié pour créer des articles esthétiquement plaisants (ce qui n’est pas pareil que gratuitement fantasques] aussi bien que fonctionnels. Avec les progrès de l’industrialisation, ce lien s’est perdu, et la production de masse a abouti à des produits dénués de toute valeur artistique. « L’artiste, disait Gropius, a la capacité d’insuffler de l’âme au produit sans vie de la machine. »
Finalement, Gropius entreprit, pour enseigner dans les ateliers au Bauhaus et développer une nouvelle sorte d’artisans créatifs, de recruter des défenseurs habiles et pleins d’imagination des arts à la fois purs et appliqués. Klee arriva en 1921 et Kandinsky l’année suivante. Avec ces deux phares dans l’équipe enseignante, l’École n’eut aucune difficulté à attirer des étudiants, mais on découvrit que beaucoup désiraient devenir des peintres modernes et portaient peu d’intérêts aux arts appliqués.
C’était seulement l’un des problèmes de Gropius. Dans l’équipe de l’École, les premières années, il y avait Johannes Itten, professeur de peinture et ancien étudiant du peintre abstrait Adolf Hôlzel. La théorie de la couleur était une préoccupation importante de Hôlzel, qui fit des recherches sur les relations entre la couleur et le son. Itten acquit de son mentor cette passion de la couleur, ainsi que son penchant pour des méthodes d’enseignement non conventionnelles.
Meister Itten était un mystique, un disciple de la religion mazdéenne qui avait ses racines dans le zoroastrisme antique. Il avait le crâne rasé, portait des robes de prêtre et encourageait ses étudiants à faire comme lui. L’apparence d’Itten rappelait les excès émotionnels du romantisme allemand du xixesiècle, et de leurs héritiers, les peintres du mouvement expressionniste Die Brücke. Il consacrait peu de temps aux méthodes formelles, mais attachait de l’importance à la « découverte de soi » et à l’expérience du matériau brut de l’activité artistique. Ses étudiants faisaient des exercices de respiration et de concentration, et étaient encouragés à communier avec leur sujet. Avant de dessiner des cercles, ils devaient les décrire par des mouvements de bras; pour analyser la Crucifixion de Grünewald, ils devaient pleurer, comme le faisait Madeleine. Tout ceci faisait d’Itten un Meister charismatique, controversé et difficile. Selon un de ses étudiants, Paul Citroën, « il y avait quelque chose de démoniaque dans Itten. Comme professeur, il était soit ardemment admiré, soit farouchement détesté par ses ennemis, et il en avait beaucoup. De toutes les façons, il était impossible de l’ignorer ».
On a l’impression que le Bauhaus, dès les premières années, fonctionna, en dépit des efforts de Gropius, dans des conditions d’anarchie à peine contrôlée. Pour des figures mercuriales comme Klee et Kandinsky, ce n’était absolument pas un environnement défavorable; mais ce n’était guère propice à une fondation théorique cohérente. L’attitude du Bauhaus à l’égard de la couleur en témoigne au premier chef.
Le Bauhaus hérita de la Hochschule für bildend Kunst de Weimar une tradition d’expérimentation rationnelle de la couleur inspirée du néo- impressionnisme. Itten lui-même aspirait à une « grammaire de la couleur », mais n’émettait aucune idée claire sur la manière de l’établir. Kandinsky était responsable de la plupart des cours sur la couleur, et les principes du Bauhaus voulaient qu’elle soit étudiée d’un point de vue physique, chimique et psychologique. Les tentatives de Kandinsky pour mener des expériences « scientifiques » sur la psychologie de la couleur (voir p. 27] étaient une manifestation de ces principes, qui parvint seulement à saper sa vision plutôt dogmatique du langage émotionnel de la couleur.
En fait, il semble clair que ni Klee, ni Kandinsky, ni Itten n’avaient une grande compréhension des idées scientifiques contemporaines sur la couleur. Les conférences de Klee faisaient référence aux idées de Goethe et à l’utilisation des couleurs complémentaires par des artistes comme Otto Runge et Eugène Delacroix. Mais il considérait la valeur de ces théories comme limitée, aussi limitée que l’intérêt de l’artiste, notamment parce que les « couleurs » des scientifiques n’étaient pas les mêmes que les pigments de l’artiste: « Bien sûr, nous pouvons un peu les utiliser, mais nous en avons à peine besoin pour une théorie des couleurs. L’infinité des mélanges possibles ne produira jamais un vert Schweinfurt [le vert émeraude], un rouge saturne, un violet de cobalt. »
D’après ce que l’on sait, personne du Bauhaus n’avait acquis la moindre connaissance des bases de la chimie des couleurs. Par exemple, l’ignorance des aspects matériels de la couleur d’Itten le conduisit à perpétuer l’idée que le bleu de la robe de la Vierge dans l’art médiéval avait une signification symbolique (voir p. 231], Son ouvrage, L’Art de la couleur, contient beaucoup de choses intéressantes, mais rien de notable sur les pigments, la substance véritable de la couleur.
Évidemment, rien de ceci ne constitue un obstacle pour devenir un grand peintre ou un coloriste plein d’imagination, mais on peut seulement s’interroger sur ce que les étudiants ont fait de tout cela. On pourrait trouver des fragments de toutes sortes de théories autour du Bauhaus, et peu importe que certaines soient en totale contradiction avec d’autres. Il n’est pas surprenant que Josef Albers, un ancien élève du Bauhaus qui, plus tard, devint l’un de ses directeurs d’étude, ait cherché refuge dans une approche purement empirique. Il appelait la couleur « le médium le plus relatif de l’art », susceptible de changer selon le contexte ; acres que le Bauhaus eut fermé ses portes, Albers émigra aux États-Unis, où il enseigna la peinture au Black Mountain College en Caroline du Nord. Il commença sa série de peintures appelée Hommage au carré dans les années 1950, et les poursuivit jusqu’à sa mort en 1976, date à laquelle ses carrés de drapeaux de couleur superposés sont devenus emblématiques au minimalisme américain.
Ces images, à mi-chemin de l’art et de l’expérience, sont à l’origine de son influent ouvrage, Interaction of Color [1963], sans lequel il suggère, en écho à Kandinsky, que certaines combinaisons de couleurs, primaires, secondaires et tertiaires, ont une signification émotionnelle particulière. Il n’est pas vraiment surprenant, étant donné l’iconoclasme d’Itten, qu’il ne soit pas resté longtemps au Bauhaus. Son principal point de désaccord avec Gropius portait sur l’idée de compromis avec le monde du commerce. Il était convaincu que la véritable créativité devait naître de la connaissance de soi libérée des contraintes des demandes prosaïquement pratiques de l’industrie, et structurait ses cours en conséquence. Il demandait à Gropius de se prononcer pour l’un ou l’autre: l’art pur ou le sens pratique pur. Mais Gropius affirmait qu’il cherchait l’unité dans la fusion, et non pas dans la séparation de ces manières de vivre. En 1922, il exprima son inquiétude sur le fait que « le Bauhaus, s’il devait perdre le contact avec le travail et les méthodes de travail du monde extérieur, devienne un refuge pour les excentriques ». Itten comprit l’allusion et s’en alla avec l’intention avouée de « se réfugier dans son île romantique ».
En 1923, de manière significative, Gropius proposa de remplacer Itten par un professeur de chimie, avec l’intention de revenir à l’étude de la couleur comme matériau (le Manifeste du Bauhaus de 1923 classait explicitement celle-ci comme tel, à côté du bois, du métal, du verre, etc.]. L’École réouvrit l’atelier des techniques de teintures qui, antérieurement, avait fait partie de la Hochschule für bildend Kunst. Après qu’il eut déménagé à Dessau, en 1925, le Bauhaus renoua avec sa mission de formation pratique. Klee et Kandinsky continuèrent à enseigner la peinture, mais plus au titre « d’artistes résidents », apportant un esprit d’esthétique à l’institution, que comme professeurs vedettes du modernisme.
« Merci mais gardez-le pour vous »
L’apparent rejet, dans le Bauhaus du début des années 1920, de l’aspect matériel de la couleur peut trouver son origine dans quelque chose de plus concret que la tendance mystique de son Meister. Le professeur d’Itten, Holzel, était un opposant déclaré du chimiste allemand Friedrich Wilhelm Ostwald [1853-1932], En 1909, Ostwald avait reçu le prix Nobel pour ses travaux sur la chimie physique, une discipline qu’avec quelques collaborateurs, il avait totalement inventée. En peintre amateur qu avait, depuis l’enfance, fabriqué ses propres pigments, Ostwald portait ur intérêt intense à la couleur sous tous ses aspects.
Ostwald n’est sûrement pas le seul lauréat du Nobel qui ait acquis la conviction que son prix lui conférait l’invulnérabilité sur n’importe laquelle de ses idées à venir. Mais peu ont fait preuve d’une telle assurance en leurs propres théories et d’une telle arrogance dans leur propagation. Son adoption de la croyance qu’existaient dans l’art des principes absolus de couleur [les siens, bien entendu), dont le non-respect conduisait à un art « faux » devant être corrigé, ne pouvait pas vraiment le faire apprécier de ceux qui étaient d’un tempérament plus instinctif S’appuyant sur de fortes convictions socialistes, cet art devait être au service du peuple et non de l’individu, ceci devant représenter la garantie de multiples conflits. Max Doerner parlait sans doute au nom d’un certain nombre de spécialistes quand il déclara: « Cela semblait d’une certaine manière amusant pour les peintres de voir le professeur Ostwald, lorsqu’il analysait Titien, déclarer que le bleu du manteau était deux tons trop haut ou trop bas ! C’était simplement le bleu de Titien. »
Au Bauhaus, l’opposition d’Itten aux théories d’Ostwald était partagée avec une égale vigueur par Klee. Quoique le jeune Klee ait été un des rares artistes à avoir manifesté de l’enthousiasme pour le manuel d’Ostwald, Malerbriefe (Lettres à un peintre], en 1904, le qualifiant « d’excellent scientifique touchant à toutes les matières techniques », son point de vue évolua et devint plus acerbe : Mais Kandinsky, lui, était ambivalent et en arriva à être favorable aux idées d’Ostwald en 1925, alors que Gropius et les décorateurs plus portés sur la technique les considérèrent avec sympathie d’un bout à l’autre.
Une caractéristique de la théorie d’Ostwald, apparemment bizarre pour un scientifique, était de considérer le vert comme une « primaire », avec le rouge, le jaune et le bleu. Le cercle chromatique présenté dans le livre d’Ostwald, The Colour Primer[ 1916], n’accordait pas moins de neuf des vingt-quatre chapitres au vert. Mais Ostwald n’avait pas de problème avec la notion de vert comme mélange « secondaire » de bleu et de jaune. Il considérait plutôt le vert comme autonome au niveau de la perception, une sorte de reconnaissance de la dimension psychologique de la couleur qui devait beaucoup à Goethe. Le schéma d’Ostwald dérivait des théories du psychologue viennois Ewald Hering, qui énonça trois ensembles de « couleurs opposées », ayant une forte résonance avec le dualisme de la théorie de Goethe : blanc et noir, rouge et vert, jaune et bleu.
L’aspect le plus important de la théorie de la couleur d’Ostwald, cependant, était le rôle qu’il assignait à la composante grise des couleurs : il introduisait la dimension de valeur [ou luminosité] de la gamme de gris dans l’espace de la couleur. La sphère de la couleur d’Otto Runge qui était une tentative d’élargir la roue à couleur unidimensionnelle en progressant du noir à un pôle, au blanc à un autre, ne trouvait pas pour autant une place pour le gris. L’espace de la couleur à trois dimensions allait plus loin, et Ostwald fut plus influencé par lui lorsque, en 1905, il rencontra Munsell à Harvard. Ostwald souhaitait traduire cet espace abstrait en ensemble de principes appropriés à l’artiste, en réalisant une composition harmonieuse de couleurs harmonieuses.
Il commença par établir une gamme de gris par degrés de perception variant régulièrement. Selon Ostwald, ces degrés obéissaient à une relation mathématique entre des proportions progressives de noir et de blanc. Il appliquait ensuite cette gamme de gris à chacune des teintes sur son cercle divisé en vingt-quatre parties, et soutenait que cette harmonie de la couleur résultait de l’usage des couleurs dont les valeurs — leurs composantes de gris — étaient équilibrées. C’était l’idée centrale de The Colour Primer, que Klee rejeta si dédaigneusement. Le résultat fut la recommandation de modérer et d’harmoniser les couleurs avec du blanc.
Cela aurait pu constituer une solide contribution à la théorie de la couleur, mais Ostwald en fit le fondement d’une croisade. Sa compétence en chimie lui donnait une capacité inhabituelle à traduire sa théorie en termes appropriés aux pigments dont, à l’époque, les couleurs étaient tirées; par ailleurs, son rôle de consultant auprès de l’industrie allemande de la couleur signifiait qu’Ostwald était capable d’appliquer la théorie aux produits de la couleur commerciale. En 1914, il organisa une exposition de la couleur dans les peintures et les teintures industrielles à Cologne, au nom de la Deutsche Werkbund, l’association allemande pour l’art et la décoration, et en 1919, il proposa une série de conférences techniques sur la couleur, à Stuttgart, où elles ont lieu aujourd’hui encore. Ses enfants le décrivaient travaillant dans son laboratoire, avec une barbe en désordre, si parsemée de particules de pigments qu’elle brillait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Dans les années 1920, la promotion vigoureuse de ses idées par Ostwald les rendirent primordiales parmi les artistes européens de l’époque — soit comme base de leur pratique, soit comme objet de dénigrement. Il est réputé être devenu une sorte de figure culte du groupe de peintres hollandais, Piet Mondrian, Théo van Doesburg et J.P.P. Oud. Mais Mondrian, qui était très concerné par la question des primaires, semble avoir lutté pour comprendre ce que la théorie d’Ostwald impliquerait pour son propre usage des couleurs: devait-on inclure le gris ou pas? Peut- être y a-t-il quelque chose à apprendre de la réflexion du Hollandais s’inquiétant de la manière de remplir ses gris en accord avec les principes théoriques mal compris, alors que Klee pose ses propres grilles, toutes flambantes de libre intuition.
Vidéo : L’esprit sur la matière : la couleur comme forme de modernité
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : L’esprit sur la matière : la couleur comme forme de modernité