Lorsque aucun tabou ne subsistera
À quoi sert le scandale ? À transformer le désordre en ordre, mais un ordre décalé de la réalité, et lui donnant un sens différent, celui qui, déniant toute logique, mêle la dérision et l’ironie, la bizarrerie et la nouveauté, défait les limites critiques de l’œuvre d’art. Après le dadaïsme, après le surréalisme, après Yves Klein, Manzoni, Dubuffet, Journiac, Pierre Molinier, le scandale a-t-il une nécessité d’exister, de se rendre évident ; ou bien participe-t-il de cette normalité qui mêle le goût de la provocation à la stratégie de l’étrangeté dans un contexte où la publicité fait loi ?
Le scandale défie, dérange, en a-t-il encore la vocation aujourd’hui où tout est spectacle, où les cloisons se sont effondrées entre la réflexion sur l’art, sa signification et sa provocation. Il n’y aura peut-être plus de scandale lorsque aucun tabou ne subsistera, et quel tabou subsiste encore hormis l’humour, la dérision ou la parodie ?
Parade a été conçu comme scandale en pleine guerre à partir de ces trois situations réunies pour choquer un tout-Paris élégant et gobeur – celui qui, dans un climat social certes plus pacifique, assisterait en grande tenue de soirée au cérémonial des « pinceaux vivants » initié par Yves Klein.
Mais le scandale aura entre-temps perdu de son efficacité, car il est aussi tributaire du temps que du contexte social, et devient vite anachronique.
Parade et les rituels d’Yves Klein appartiennent aujourd’hui au domaine du mythe, ils paraissent aussi légendaires que l’urinoir signé par Marcel Duchamp.
Les Nouveaux Réalistes ont donné à l’action-spectacle sa force d’événement passionnel, et rendu au scandale son débordement d’imagination. Le phallus géant de Tinguely 77. éclaté en feu d’artifice pour le dixième anniversaire du Nouveau Réalisme devant le Dôme de Milan inquiéta moins l’Église qu’il ne choqua les communistes et leur morale pudibonde. Mis en cause, Pierre Restany, père du mouvement, agitateur mué en philosophe, réussit à donner un sens imprévu à cette réalisation provocante : c’était le symbole de la fécondité.
L’ordre retrouvé prenait le pas sur l’effet choc d’un scandale avorté.
Manzoni est-il plus scandaleux que Klein ?
Yves était l’apôtre de la sensibilité immatérielle et de l’imprégnation psychique universelle, l’italien Piero Manzoni ramène tout au matériel.
Il était venu frapper à la porte du Français son contemporain. « Vous êtes le Monochrome bleu, je suis le Monochrome blanc, nous pourrions travailler ensemble », lui dit-il. Klein le prit très mal, et devant Tinguely, mit l’intrus à la porte. Celui-ci ne revint plus à Paris où il n’eut jamais d’exposition de son vivant. Un barrage efficace s’en chargea.
Ses Achromes blancs, multiformes, de matière pure, trempés dans une solution de plâtre et de colle, n’ont aucune signification symbolique ; plus radicales sont les lignes qu’il matérialise par du fil de longueur indéfinie et enferme dans des cylindres. Elles expriment un chemin en expansion virtuelle.
Yves Klein était un esthète, Manzoni un remueur d’idées brouillon et imprécateur. Suiveur lorsqu’il signe des femmes nues pour les transformer en « sculptures vivantes », ou délivrant des certificats qui font d’anonymes des œuvres d’art, Manzoni est arrivé à un moment, balisé par Klein, où le public était préparé à tout accepter ; il imagine les Merda d’artista étiquetées, calibrées et numérotées, vendues au poids selon la cotation de l’or. Expression délibérément scandaleuse d’un geste limite, mystification et mythification suprêmes de la mégalomanie de l’artiste mort à trente ans.