Modalités et instruments du plaisir esthétique
On a mis au point et développé durant les trois der mers siècles des techniques d’observation auxquelles on peut faire correspondre autant de poétiques. Nos veux éduqués par l’évolution de la peinture (védu-tisme, paysagisme), de la photographie, du cinéma ont intégré ces manières de présenter et de représenter le paysage comme objet esthétique. C’est là, comme nous le savons, le prolongement moderne d’une attitude ancienne.
Les jeunes gentilshommes anglais, suivant la mode du Grand Tour au début du XVIII siècle, restaient impressionnés par les ruines dont la dignité était entourée d’une aura troublante. Les curieux collectionnaient mentalement ces reliques que leur imagination portait au pinacle chez les bons connoisseurs .
ceux-ci encadraient leurs objets (ruines, arches rocheuses. scènes de montagne, marines dans la tempête et un si de suite), organisant des images chargées de sentiments, suivant une composition choisie, un angle visuel particulier digne d’un peintre : ils utilisaient l’idée de la fenêtre ou des bordures du cadre pour mettre la chose en relief. C’était une façon de faire vivre esthétiquement ces monuments ou ces fragments de nature isolés dans un grand répertoire, presque un reliquaire du plaisir esthétique. L’encadrement était aussi une manière mélancolique de les réévoquer. Après eux, tous les amateurs de voyage les ont suivis dans cette pratique du goût esthétique. Le critère de composition était lié aux solutions de la peinture et fut ensuite transmis à la photographie et au cinéma. Ceux-ci, quoi qu’il en soit, reflétaient et transposaient une étude mise au point par la peinture. Le grand paysagisme du XVIIe siècle était, à n’en pas douter, dans leurs cœurs et agissait peut-être inconsciemment, mais aussi l’invention de la fenêtre comme moyen pour voir à travers à la façon des maîtres flamands. Placée et utilisée à l’intérieur du cadre, qui peut lui-même être considéré comme une sorte de fenêtre sur le monde, elle nous invite, par une espèce de redoublement, à entrer naturellement dans le paysage, en trouant la scène cubique de la perspective traditionnelle. C’est, avec le miroir, une découverte importante de l’école flamande, même si on ne peut pas dire, avec Alain Roger, qu’elle a transformé le “pays” en paysage. Il s’agit d’un moyen pour isoler les parties du monde environnant et en même temps pour en augmenter la valeur esthétique. Les amateurs du XVIIIe siècle transposèrent cette stratégie optique du domaine de la peinture dans celui de la vie esthétique et la rendirent curieuse et sentimentale. La fenêtre sur le paysage (son cadre et la croix qui sépare parfois l’espace encadré) deviendra presque un stéréotype dans la peinture romantique et sera présente dans de nombreuses descriptions littéraires.
Le thème du cadre et de la fenêtre implique la veduta, autrement dit la reproduction d’un aspect de la réalité naturelle. La veduta est un thème qui se rapporte à la figuration d’un lieu moyennant le montage perspectif ( ILie constitue l’instrument à travers lequel la réalité est comprise et rationnellement transposée clans la représentation. Même si le védutisme change au cours de son histoire, la veduta, elle, reste fondée, durant près de quatre siècles, sur la même définition : miroir mental d’une réalité extérieure, connaissable et perçue selon la nécessité de lois rationnelles”, comme l’a définie Stefano Susinno 1974, p. 5-61. Définition qui inclut une distinction qui n’est pas toujours évidente entre védutistes et paysagistes, entre védu- lisme, associé davantage au XVIIIe siècle, et peintures de paysage, plus liées à des thèmes universels en rapport avec une nature plus ou moins rude. Et en effet, .1 part les plus connus, Van Wittel, Panini, Piranèse, Marieschi, Canaletto, Bellotto, Guardi, les premiers voyageurs anglais en Italie sont des védutistes dans l ame, comme le seront plus tard R. de Saint-Non, l loüel, Hackert, Knight, Vivant Denon, Goethe, Schin-kel et tant d’autres. C’est le voyage sentimental qui entraîne à sa suite cet engouement pour les vedute. bute la réalité s’organise peu à peu à travers un immense répertoire du goût antiquaire.
Ces concepts appartiennent à une façon de définir, île’ percevoir et d’aménager le paysage. Dans le jardin anglais du milieu du XVIIIe siècle, nous n’assistons pas seulement à l’intégration des ruines ou à l’installation de fausses ruines, mais aussi à l’affirmation de la dimension esthétique de la veduta. H. Repton, successeur de I.. Brown, a aménagé Rievaulx Terrace (1758) dans le Yorkshire pour Duncombe III, non pas dans le but d’organiser un territoire en y incluant des ruines, mais en construisant une terrasse d’herbe d’où regarder les restes de Rievaulx Abbey, monastère du XIIe siècle. Il . agit bien là d’une “vue panoramique”.
Dans ce cas, la veduta se traduit architecturalement .m moyen du belvédère. Celui-ci fournit un panorama agréable d’un lieu élevé, d’un bâtiment ou d’une terrasse .