Morphologie des beautés naturelles : Ruines
Dans le XVIIIe siècle classique et rococo, parallèlement a la diffusion de la poésie des cimetières, on a mis partout des ruines en imaginant le futur dans le style de l’antique. Porté alors par la vogue d’une vénération pour le passé, un goût du faux se mélange à une aspiration sérieuse à l’authentique. Le passé revenu
s’habille avec le présent et, devenu spectacle, se redouble en fournissant à notre sentiment une image dévastée de l’aujourd’hui. Le plaisir donné par la beauté des ruines remonte, hormis les références explicites à la tradition grecque et romaine, à l’époque de la Renaissance. Dans bien des œuvres pittoresques de ces années-là, on trouve des représentations avec ruines, mais c’est au Siècle des lumières que se déclare un sentiment qui prétend vivre pour lui-même en dehors de tout contexte allégorique. C’est l’esthétique de la ruine dont l’image riche et suggestive a été donnée par la reconstruction qu’en ont faite R. Macaulay [19531. R. Negri [19651 et R. Mortier [19741.
Diderot {Salons, 1767) déclare que l’effet des compositions ruinistes nous procure une douce mélancolie. C’est une expression liée au commentaire des œuvres d’Hubert Robert, Ruine d’un arc de triomphe et autres monuments en particulier. Notre regard, sous le charme émanant des restes d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais, nous invite à revenir sur nous-mêmes, à méditer sur notre présent comme s’il était déjà futur, exposés que nous sommes, nous aussi, au temps qui dévastera les édifices que nous habitons aujourd’hui. Nous pouvons imaginer et voir par anticipation les lieux où nous vivons aujourd’hui dans un règne de solitude et de silence. Face au spectacle des ruines qui subsistent dans le présent, nous sommes saisis précisément d’un accès mélancolique d’où fleurissent les poésies. La réflexion sur l’éphémère, sur le transitoire de la vie humaine passe de l’éthique à l’esthétique. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que s’affirme, comme le retour d’un vieux thème stoïcien, un véritable plaisir de l’âme, même quand c’est la vanité de notre existence qui est dénoncée, face aux rochers, aux vallées et aux forêts, dans une puissante étreinte avec la nature et l’éternité. Starobinski [19641 interprète la poésie des ruines comme “poésie de ce qui a survécu à la destruction, même s’il est demeuré englouti dans l’oubli”. La mémoire inscrite dans ces pierres se perd dans le temps pour s’évanouir ensuite dans un culte sentimental et dans une défaite du sens. Ce thème du souvenir et de l’oubli est récurrent quand on parle des ruines. Léthé, le fleuve des Enfers, est né, selon la généalogie et la théogonie, de la descendance de la Nuit. La symbolique de cette eau a une signification profonde que l’on retrouve dans l’imaginaire artistique et littéraire de la nuit et de la mort. Léthé est une divinité féminine qui forme un couple d’opposés avec Mnémosyne, déesse de la mémoire et mère des Muses. Pausanias semble identifier en Béotie une source du Léthé à côté de la fontaine de Mnémosyne. Ainsi, derrière le monde des formes, pouvons-nous découvrir la force du mythe.
Le plaisir des ruines, comme l’a résumé Simmel au début du XXe siècle, consiste en ce qu’une œuvre de l’homme est ressentie en substance comme un produit de la nature. Car les mêmes forces, qui ont dessiné la figure des montagnes à travers désagrégations, érosions, éboulis et densification de la végétation, s’en sont prises aux édifices. La force spirituelle de l’homme et les forces de la nature interagissent. La nature ramène les œuvres d’art à l’état matériel d’où elles sont nées. La condition de ce retour est douloureuse et tragique mais n’est pas triste. File est ainsi parce que le conflit y règne et non plus l’équilibre, entre la volonté de l’esprit et la nécessité de la nature.
Le thème, je l’ai déjà dit, est ancien et, au cours de l’histoire, le culte des ruines unira à des réflexions sur la vie, empruntées au stoïcisme, des éléments emphatiques. Troie détruite, Gains Marins en méditation sur les ruines de Cartilage, la ville en mine donl parle Servius Sulpicius Ru fus dans une lettre à Cicé- ron, et puis les restes de Populonia évoqués par Ruti- lius Namatianus, tout comme certains souvenirs de l’apocalypse médiévale, composent un premier tableau rapide de cette méditation sentimentale et de la sombre fascination qu’éprouve l’âme humaine pour ses origines. C’est sur le fond de ce tableau que se reconstruiront ensuite cette image humaniste d’une Rome traitée par Pétrarque, H. S. Piccolomini, G. A. Dosio et J. Sannazaro, et cette image moderne où les ruines prétendent avoir une valeur, comme si elles étaient des caprices de l’âme, dans une autonomie esthétique, hors de tout contexte allégorique.