Sacrilége sur la lagune
Tous les deux ans, la meute touristique de Venise fait place, au printemps, à une camarilla internationale de marchands d’art, de galeristes, de critiques, d’artistes, de collectionneurs, d’agents artistiques, etc. qui s’affrontent dans les polémiques, les compétitions, les maquignonnages, et les passions sous les arbres des Giardini, d’un pavillon à l’autre de la fameuse biennale d’art. Cette année 1964, le pavillon américain, jugé (rop exigu par le commissaire Solomon pour montrer la nouvelle peinture de son pays, n’hésita pas à transformer l’ancien Consulat américain en galerie d’art.
Le commissaire parisien était le critique Jacques Lassaigne qui présentait un ensemble de qualité « française » sans surprise, trois jeunes peintres : Guitet, Messagier et Marfaing, trois aînés : le sculpteur Chauvin et deux peintres, Manessier et Poliakoff que sa ressemblance avec le pape Jean XXIII incitait à bénir périodiquement les affalés fourbus du café Florian. Il disparaîtra lorsque Manessier recevra le grand prix de l’Office catholique.
L’invité d’honneur était un vieil artiste respectable certes mais fort peu en phase avec la création contemporaine, Bissière, déguisé pour la circonstance en plombier- zingueur. Cette biennale était l’occasion pour la France de confronter la modernité du Nouveau Réalisme aux néodadas américains, entre action painting et pop art, mais la compétition s’effondra ; l’anachronisme prudent de Lassaigne fondé sur le quasi-monopole vénitien de l’Ecole de Paris – onze grands prix entre 1948 et 1962 – anéantit le défi. Le crime de lèse-majesté du grand prix américain transforma l’apathie conventionnelle des Giardini en séisme.
« C’est Ohama Beach, nous sommes fichus ! » lance entre deux sanglots l’épouse d’un critique français. Le lauréat est un jeune peintre d’origine texane de trente-neuf ans, Robert Rauschenberg, dont le nom traverse la cité des Doges à la vitesse de l’éclair. Les téléscripteurs se déchaînent, la ligne téléphonique New York/Venise est bloquée, le grand prix échappe pour la première fois à l’Europe. Rauschenberg est regardé aux Etats-Unis comme un héros, à Paris comme un nouvel Attila, et plusieurs marchands quittent la Sérénissime effondrés ou épouvantés.
Le scandale se mue en sacrilège, les combine paintings tableaux collages qui associent la peinture à des objets, des photos, des journaux, sont regardés par la critique nationaliste non seulement comme une offense à l’Occident mais comme une forme de décadence artistique et morale. Pour New York le séisme de 1964 apparaît comme une sorte de Jeudi Noir à l’envers.
Le coup de force de Venise apporta à l’Amérique le leadership de l’art et du marché mondial soutenu par la toute puissance du dollar. Jusqu’à ce que le mark donne, trente ans plus tard, sa revanche à l’Europe. Mais F École de Paris était définitivement enterrée.