theoreme De cézanne
Enfin Cézanne vint, et le scandale fut considérable. Non plus au nom de la pudeur outragée et de l’ordre moral, la raison était plus grave. C’est M. Roujon, directeur des Beaux-Arts, qui devant les toiles du peintre de la donation Caillebotte la donna : « Celui-là, s’il sait jamais ce que c’est que la peinture ! » Ce Provençal bourru, farouchement solitaire, obstiné à peindre malgré les insultes ou les plaisanteries, était finalement autant à plaindre qu’à blâmer. « Manque d’éducation », « infirmité manuelle », « puéril et enfantin », « abracadabrant », « expression d’art qui pourrait émaner de quelque artiste malgache » déplorèrent les critiques tout au long de sa vie. L’un d’eux conclut dans La Revue du 15 décembre 1905, quelques mois avant la mort du peintre, par cette appréciation sans appel : « Son nom restera attaché à la plus mémorable plaisanterie d’art de ces quinze dernières années… »
A Aix-en-Provence où Cézanne était né, il resta « le fada », le musée l’ignorait, son atelier tombait en ruine, et le monument à sa mémoire que Maillol offrait à la ville fut refusé. On le relégua dans un coin du jardin des Tuileries
i l’.n is, car ce peintre dont la gloire était universelle, était liifr vingt ans après sa mort par son plus haineux ennemi, le 11 nique Camille Mauclair, d’« exemple malsain ».
1.11 novembre 1895, quand Ambroise Vollard organisa ilnns sa galerie rue Lafitte la première exposition Cézanne,
.1 bonne lui dit : « Je crains que Monsieur se fasse beaucoup >lr lort. » Ce fut pire, devant la vitrine où étaient exposés I es Baigneurs refusés dans la donation Caillebotte, c’était 48. IVmeute ; les gens se tordaient de rire ou hurlaient d’horreur, i ni criait à la provocation, à la mystification, et le Journal des ,ii listes dénonça « la cauchemardesque vision de ces atrocités à l’huile dépassant aujourd’hui la mesure des fumisteries légalement autorisées… »
Cézanne fut, lors de sa participation à la première exposi- iion des impressionnistes, l’objet de quolibets ou de sarcasmes <|iii ne cesseront d’ailleurs pas sa vie durant ; à la seconde, en 1877, un critique conseilla de bien regarder ses œuvres • pour savoir jusqu’où peut aller la démence artistique ». Systématiquement refusé au Salon il est qualifié d’« espèce île fou agité en peignant du delirium tremens » ; même son ami de jeunesse, Emile Zola, qui se pique de critique d’art, ne l’épargne pas. En revanche, le romancier naturaliste J. K. Huysmans publie dans La Cravache du 4 août 1888 un article étonnant sur « ce peintre trop oublié » qu’est pour lui Cézanne, « un artiste aux rétines malades qui, dans la perception exaspérée de sa vue, découvrit les prodromes d’un nouvel art… » Gustave Geffroy le qualifiera de « précurseur d’un autre art». «Un absolu bouleversement de l’art de peindre », écrira Thadée Natanson.
Lucide et modeste à la fois, Cézanne dira de lui-même ;i la fin de sa vie : « Je suis le primitif de la voie que j’ai décou verte. » Car il pressentit avant les autres le sentiment d’unr adéquation totale entre sa manière de peindre et l’émotion qu’il ressentait devant la nature.
Toute œuvre nouvelle, singulière, provoque un choc qui dérange, trouble et offusque à la fois. La réaction du specta teur est d’attribuer ce « scandale » non à sa propre différence de vision mais au désordre psychique de l’artiste. Celui qui ne voit pas, qui n’exprime pas la réalité comme soi est accusé d’anormalité. Or si Cézanne avait vu le monde de la même façon que le public, son art se serait limité, comme chez les peintres académiques, à l’exécution de banales images. C’est parce que voir et comprendre sont des opérations de l’esprii que la vision du créateur, celle de Cézanne comme celle du Greco, de Rembrandt ou de Courbet, a conduit à douter de sa normalité.
Le drame de Cézanne n’est-il pas le scandale de sa « folie » ?