Un discours centré sur l’homme : des questions
La création implique-t-elle la maladie, la folie, l’exclusion ?
La question est en fait celle du mystère de l’inspiration. Le poète — l’artiste — n’est pas l’homme du commun. Le savoir-faire — l’art — ne suffit pas; mieux, il est peut-être inexistant. C’est la thèse que défend Socrate dans le Ion : n’est pas en vertu d’un art que Ion, le rhapsode, parle d’Homère, et ce n’ pas en vertu d’un art qu’Homère, le poète, compose ses chants magnifiqu C’est une puissance divine qui les met en branle et dans ces moments : « i n’ont plus leur esprit ». Ce sont des hommes habités par Dieu : des entho siastes. C’est la divinité qui parle par leurs voix. Le Phèdre précisera les quatre sortes de délires inspirés des dieux : divinatoires, mystiques, poétiques et amoureux.
« Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine… » Ainsi s’ouvre le fameux ProblèmeXXX, 1 du pseudo Aristote. Il ne s’agit plus ici de possession divine mais de dérèglement physiologique. Dans le système humoral de l’Antiquité — et qui perdurera jusqu’au xvm’ siècle — l’excès de bile noire (mêlas choie) et ses variations entre le chaud et le froid déterminent un tempérament et des transformations du comportement. Et les poètes en seraient affectés.
C’est sur ces deux explications — possession et délire ou troubles de l’humeur — que se fonde toute la tradition du génie atteint de « folie ». Tradition réactivée à la Renaissance, par Marsile Ficin dans ses Commentaires (1475) du Banquet de Platon. La fureur divine qui s’empare alors du poète n’est pas sans effets physiologiques, le visage s’enflamme, les yeux étincellent, le sujet gesticule. C’est encore en des termes similaires que Denis Diderot décrira le coloriste dans ses Essais sur la peinture (voir document en fin de chapitre).
Il convient de garder à l’esprit cette tradition quand on aborde les explications pathologiques du fait créateur. Aussi modernes et scientifiques soient- elles, elles ont toutes en commun ce topos qui veut que l’art échappe à la raison, que l’exception de l’artiste réside dans un dérèglement physiologique ou psychologique. C’est sur ce lieu commun que se fondent les enquêtes de l’italien Lumbroso (1836-1909) — qui peut conclure que « la plupart des génies étaient des psychopathes et un très grand nombre d’entre eux des névrosés » — ou de Rudolf Wittkower (Les Enfants de Saturne, 1958) qui recense les artistes ayant présenté des troubles du comportement.
Le parmesan,Alchimiste ?
Vasari note que Le Parmesan (1503-1540) ne parvint pas à se défaire de sa détestable passion pour les recherches alchimiques : « Francesco finit par retourner a l’alchimie et par n’avoir plus d’autre pensée, comme tous ceux qui ont le malheur de mordre à cette détestable folie… Enfin, la mélancolie s’empara de lui; sa santé s’altéra, et il fut attaqué d’une fièvre qui le conduisit en peu de urs au tombeau » (Vasari).
On a cherché des traces de ces recherches dans les œuvres du Parmesan. En it, cet artiste a contribué à la mise au point du procédé de gravure à l’eau e. Cette invention nécessitait des connaissances chimiques détenues par les èvres qui utilisaient eux-mêmes des procédés d’origine alchimique, l’eau e dissolvant les métaux…
Le greco,Astigmate?
Greco (1541-1614) peint des personnages démesurément allongés. Des rts ont diagnostiqué, non pas la folie, mais l’astigmatisme. Un médecin, le eur Beritens, est même parvenu, en utilisant des verres cylindriques à trois tries, à rendre à ces personnages des proportions normales. Pourtant, le e subsiste. On s’aperçoit en effet que les personnages de la vie courante, me par exemple le cardinal Nino de Guevara, sont représentés avec des ortions normales. Ce serait donc consciemment que Le Greco allongerait figures de saints pour qu’ils semblent s’élever vers le ciel, ne tenant plus à la que par leurs humbles vêtements.
Van gogh,épileptique ?
Il semble que Van Gogh (1853-1890) ait été atteint d’une forme particulière d’épilepsie associée à une psychose maniaco-dépressive. Sa peinture s’explique- t-elle par cette maladie? Le neurologue Roger Vigouroux explique : « Le lobe temporal, par ses connexions étroites avec le système limbique, intervient dans notre vie affective, notre expérience des émotions, nos comportements. Au niveau de l’amygdale, nos sensations rencontrent nos souvenirs et nos désirs. » C’est un fait, chez Van Gogh, les crises stimulaient ces fonctions. Antonin Artaud déclare à propos de Van Gogh : « Nul n’a jamais écrit ou peint… que pour sortir de l’enfer. »
Monet,malvoyant ?
Les toiles de Monet (1840-1926) de la dernière période sont de plus en plus floues. Dans Le Pont japonais (1922), le bleu disparaît et le jaune domine. Sa vision des couleurs étant altérée, Monet ne voit pas ce qu’il peint. Il rend visite à un ophtalmologiste qui écrit le diagnostic suivant : « Monet présentait à cette date une cataracte d’aspect sénile. La vision était réduite à 1/10e à gauche, et à la seule perception lumineuse avec bonne projection à droite. » Il est opéré. Du coup, il peint en bleu : « Je vois bleu, je ne vois plus le rouge, je ne vois plus le jaune; ça m’embête terriblement… »
Rien n’interdit de citer ces « explications »… pour en sourire. Il serait aisé de montrer que tous les malades ne sont pas des artistes et que la plupart des créateurs ne sont pas des déséquilibrés. Par ailleurs, quand la maladie s’impose, que la souffrance est trop grande, que la raison fait réellement défaut, force est de constater que cesse l’art. La « santé » plus que la « folie » semble être l’état requis à l’expression du génie.