Hegel : Le sensible spiritualisé
Privilège de la beauté artistique
Dès les premières lignes de son œuvre, Hegel exclut la beauté naturelle du champ de l’esthétique et s’en explique : seul à ses yeux le beau artistique peut faire l’objet d’une science, parce que seul il est quelque chose de spirituel, ce qui lui confère une valeur de beaucoup supérieure à la beauté naturelle.
« Dans la vie de tous les jours, on a coutume de parler d’une belle couleur, d’un beau ciel, d’un beau fleuve ou encore de belles fleurs, de beaux animaux et même de beaux hommes. On peut toutefois observer que le beau artistique est plus élevé que celui de la nature…
En effet, la beauté artistique est la beauté engendrée et réengendrée par l’esprit et, de la même façon que l’esprit et ses productions sont plus élevés que la nature et ses phénomènes, de même le beau artistique est plus élevé que la beauté de la nature. Du point de vue formel, n’importe quelle mauvaise idée qui passe par la tête d’un homme est néanmoins plus élevée que n’importe quelle production de la nature, car elle possède toujours spiritualité et liberté. »
Dans une telle perspective, il est exclu que l’œuvre d’art tienne sa beauté de l’imitation de la nature, puisque à tout prendre, c’est plutôt la nature qui ne serait belle que lorsqu’elle offre l’apparence de l’art. Hegel se livre par conséquent à une critique décisive de cette idée si longtemps constitutive de l’esthétique occidentale. La critique de Hegel se déploie en deux temps : il fait remarquer que cette thèse ne reconnaît à l’art qu’une fin superflue et médiocre d’abord, présomptueuse ensuite.
L’art doit-il vraiment imiter la nature ?
Si l’art n’a d’autre fin que l’imitation de la nature, la satisfaction que nous retirons de l’œuvre d’art ne provient pas du contenu de ce qui nous est représenté puisque nous le connaissons déjà : elle ne provient que de la perfection de l’imitation. En d’autres termes, ce qui nous satisfait c’est l’habileté de l’artiste à contrefaire ce qui est donné dans la nature : c’est bien l’illusionniste que nous admirons un temps, parce qu’il a su nous tromper. Mais si tel était le but de l’art, alors la critique platonicienne de l’art serait entièrement fondée : parce qu’elle est inutile, l’imitation ne peut avoir d’autre but que la tromperie. Croire que l’art est imitation de la nature, c’est confondre le travail d’un artiste avec les tours d’un illusionniste. Aussi est-ce proposer à l’artiste un but non seulement inutile mais médiocre (médiocre parce qu’inutile).
Des animaux critiques d’art ?
Le peintre grec Zeuxis ou le naturaliste allemand Guillaume Büttner étaient fiers de leurs œuvres parce qu’elles avaient réussi à tromper même des animaux : y voir l’œuvre d’artistes authentiques, c’est faire des pigeons et des singes les guides les plus sûrs en matière d’art.
« Les raisins peints par Zeuxis ont été donnés depuis l’Antiquité comme le triomphe de l’art et comme le triomphe de l’imitation de la nature, parce que des pigeons vivants vinrent les picorer. On pourrait rapprocher de ce vieil exemple, l’exemple plus récent du singe de Büttner, qui dévora une planche d’une précieuse collection d’histoire naturelle, laquelle figurait un hanneton, et qui fut pardonné par son maître pour avoir ainsi démontré l’excellence de la reproduction. Mais dans des cas de ce genre, on devrait au moins comprendre qu’au lieu de louer des œuvres d’art parce que même des pigeons ou des singes s’y sont laissé tromper, il faudrait plutôt blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l’art, alors qu’ils ne savent lui donner comme fin suprême qu’une fin si médiocre. »
Dire que l’art est l’imitation de la nature, c’est enfin faire preuve d’une incroyable présomption. En effet, le donné naturel s’adresse à tous les sens en même temps, alors que l’art « Ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu’un seul sens. »
C’est pourquoi un art qui se bornerait à vouloir n’être qu’une imitation de la nature serait comme « un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant ». Hegel n’hésite pas à conclure :
« Quand l’art s’en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant que la caricature de la vie. »
L’imitation n’a pas d’âme
Aussi pouvons-nous conclure que ce qui justement manque aux œuvres imitatives, c’est un contenu extérieur qui anime les formes extérieures empruntées à la nature. Une peinture strictement imitative est une peinture sans âme et sans vie : c’est d’ailleurs ce que nous reprochons aux peintres du « dimanche », et non la mauvaise qualité de leurs imitations. Un paysage vivant n’est pas un« coin du monde », c’est un état dame. Ce qui compte dans l’art du paysage, ce n’est pas la représentation du donné naturel mais l’expression des émotions éprouvées devant la nature.
« C’est ce qui fait que l’œuvre d’art est supérieure à toutes les productions de la nature, qui, elles, n’ont pas fait l’épreuve de ce passage ; la sensibilité et l’intelligence à partir desquelles un paysage, par exemple, va être représenté en peinture, conféreront à cette œuvre de l’esprit un rang plus haut que le simple paysage naturel.
Car tout ce qui est spirituel est meilleur que n’importe quel produit nature. »
L’art du portrait
C’est encore plus net dans l’art du portrait : dans le portrait, c’est le caractère spirituel qui doit dominer, plus précisément le caractère original d’un individu. La destination du portrait, c’est de représenter le « visage façonné par l’esprit ». Un portrait peut être très ressemblant, mais insignifiant et vide tandis qu’une simple esquisse peut être infiniment plus vivante du moment qu’elle témoigne de l’inscription phénoménale de lame dans les traits naturels du visage.
«Afin que le portrait soit aussi une œuvre d’art véritable, il faut qu’en lui soit empreinte l’unité de l’individualité spirituelle, et que le caractère spirituel soit le point important et dominant. A cela, doivent concourir toutes les parties du visage. Le peintre, doué d’un sens physionomique plein de finesse, représente alors le caractère original de l individu, par cela même qu’il saisit et fait ressortir les traits, les parties qui l’expriment dans sa vitalité la plus claire et la plus saillante. »
La physionomie réelle d’un individu, en effet, est rarement expressive de son intériorité spirituelle. En ce sens, le miracle du portrait, c’est d’exprimer la réalité d’une expression fugitive portant témoignage de l’âme même du sujet représenté. Par là, l’art s’avère supérieur à la nature, en ce sens précis que les apparences artistiques ont ceci de supérieur sur les apparences naturelles qu elles sont porteuses d’une valeur spirituelle plus grande.
L’art comme processus de spiritualisation
Pour Kant, l’art n’était beau qu’à la condition de donner l’apparence de la nature. C’est dire que les apparences naturelles sont plus belles que les apparences artistiques et que celles-ci doivent s’efforcer d’égaler celles-là. Selon Hegel, ce rapport de supériorité doit être exactement inversé :
« L’art dégage des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d’une réalité plus haute créée par l’esprit lui-même. Aussi bien, loin d’être de simples apparences purement illusoires, les manifestations de l’art renferment une réalité plus haute et une existence plus vraie que l’existence courante. »
C’est bien parce qu’elles sont porteuses d’une spiritualité dont les apparences sensibles sont dépourvues que les apparences produites par l’art leur sont supérieures. Pour comprendre ce processus de spiritualisation, il faut revenir à l’opposition de l’art et du désir. Le désir s’attache à l’objet en tant que pleinement sensible. Mais l’art ne propose que du sensible abstrait :
« C’est la surface sensible, l’apparence du sensible comme tel qui est l’objet de l’art, alors que le désir porte sur l’objet dans son extension empirique et naturelle, sur sa matérialité concrète. »
Par un travail d’abstraction, l’artiste dépouille la réalité sensible de tout ce qu’elle contient de matérialité concrète pour n’en retenir que la «pure apparence ».Ainsi l’apparence artistique est-elle comme une ombre abstraite de la réalité sensible dont elle ne présente que l’aspect extérieur, que la surface. C’est en ce sens que « l’art crée un royaume d’ombres » et que les œuvres d’art sont « des ombres sensibles ». Ce mouvement d’abstraction est en même temps une idéalisation : l’art « élève » le sensible à l’état de pure apparence.
«Le sensible n’entre dans l’art qu’à l’état d’idéalité, de sensible abstrait »
L’idéalité, c’est ici ce qui caractérise l’apparence du sensible, sa forme, qui ne s’adresse qu’aux sens spirituels : l’ouïe et la vue.
« Le sensible dans l’art ne concerne que ceux de nos sens qui sont intellectualisés : la me et l’ouïe, à l’exclusion de l’odorat, du goût et du toucher. Car l’odorat, le goût et le toucher n’ont affaire qu’à des éléments matériels et à leurs qualités immédiatement sensibles, l’odorat à l’évaporation de particules matérielles dans l’air; le goût à la dissolution de particules matérielles, le toucher au chaud, au froid, au lisse, etc. Ces sens n’ont rien à faire avec les objets de l’art qui doivent se maintenir dans une réelle indépendance et ne pas se borner à offrir des relations sensibles. Ce que ces sens trouvent agréable n’est pas le beau que connaît l’art. »
L’art comme négation de la réalité sensible immédiate
L’apparence du sensible est quelque chose d’abstrait qui ne conserve rien de la matérialité de la chose et qui, pour cette raison, s’adresse à l’esprit et non au corps, mais qui s’adresse à l’esprit de manière sensible. En ce sens, c’est bien son contenu spirituel, son idéalité qui définit l’art. Il se constitue par son détachement vis à-vis de la nature dont il ne fait tout au plus à l’occasion que mimer les apparences, mais en les dénaturalisant, en les vidant de leur contenu empirique, naturel. L’art est négation de la réalité immédiate sensible parce qu’il en représente une spiritualisation. C’est pourquoi Hegel conclut en rapportant la beauté artistique à du sensible spiritualisé autant qu’à du spirituel sensibilisé :
«Ainsi, dans l’art, le sensible est spiritualisé, puisque l’esprit y apparaît sous une forme sensible. »