Bergson : L’artiste est un voyant
Voir et faire voir
Selon Bergson, les artistes voient ce que les autres hommes ne voient pas et leurs œuvres le leur font voir. « Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes», écrit-il. L’art propose, en ce sens, un élargissement de la perception naturelle. Voyons comment Bergson l’explicite.
«Nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture.
Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce quelles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? C’est vrai dans une certaine mesure ; mais, s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres celles des maîtres quelles sont vraies ? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent.
Mais nous avions perçu sans apercevoir. C’était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle comme des « dissolving views » et qui constituent, par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l’a isolée ; il l’a si bien fixée
sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a vu lui- même. »
L’art comme révélateur
En choisissant d’approfondir l’exemple de la peinture en raison même de l’importance de la place qu’y prend l’imitation, alors qu’il s’agit pour lui de donner à l’art ses lettres de noblesse philosophiques, Bergson ne se rend pas la tâche aisée. Il n’ignore évidemment pas la critique de Pascal qui souligne la vanité de la peinture en s’appuyant précisément sur ce point : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! ».Si la peinture ne proposait que des images, copies conformes, du monde, la critique de Pascal serait fondée. Mais le paradoxe sur lequel elle repose, toute entière, n’est qu’apparent. Ce que nous admirons dans les peintures n’est point la ressemblance du monde, ou du moins pas seulement, puisqu’elles en constituent plutôt une révélation. L’œuvre d’art, insiste Bergson, isole pour nous un aspect du réel que nous avions déjà perçu mais obscurément et c’est la raison pour laquelle nous ne la disons pas seulement belle mais encore vraie. La peinture nous révèle un aspect du monde que nous reconnaissons et tenons pour vrai. En ce sens, l’art ne se borne pas à faire voir, il apprend à voir le monde en vérité. C’est dire à quel point il serait inutile si nous voyions les choses comme elles sont :
« Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. »
Incomplète perception
On devine à quelle objection se heurte cette thèse : n’est-ce pas sa vision du monde que l’artiste nous impose ? Un paysage de Corot ou de Turner n’est certes pas un « coin du monde », c’est plutôt un « état dame » que l’artiste a les moyens de faire partager. Un grand peintre ne nous impose-t-il pas ce qui n’est que sa manière de voir ? Bergson, lui-même, ne va-t-il pas en ce sens en soulignant que nous ne pouvons pas nous empêcher de voir dans la réalité ce que le peintre y a vu et nous a révélé ?
Une telle objection, pour importante qu’elle paraisse, ne repose, en fait que sur une idée fausse de la perception. Elle implique, en effet, de considérer notre perception ordinaire du réelle comme juste et complète, et la perception de l’artiste comme extraordinaire, comme déformée en quelque sorte par son génie de « voyant ». Mais c’est le contraire qui est vrai : notre perception ordinaire est incomplète, bornée et celle de l’artiste plus vraie parce que plus riche et plus complète.
« C’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses»
Il convient ici de se souvenir de la leçon de Spinoza : les idées fausses sont mutilées ou confuses, les idées vraies sont complètes, adéquates et parfaites. C’est bien en ce sens que notre perception ordinaire est fausse : terriblement abstraite, elle ne nous montre la réalité que d’un seul côté.
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