Libre,moderne ou ouvert ?
Avant d’agir sur l’espace public moderne, encore convient-il de le définir. La théorie classique ne connaît pas d’espaces « libres » ou « ouverts », pas plus d’ailleurs que les premiers manuels d’urbanisme. On commence à parler d’espaces libres (« la ville ouverte ») à partir de la destruction des enceintes et de l’extension des moyens de transport. Si la ville moderne peut effectivement être décrite comme « ouverte », le concept d’espace « ouvert » n’a jamais été réellement théorisé. Alors que dans la ville historique le rapport physique entre pleins et vides peut être décrit en termes de proportions et de qualités visuelles (hachures de Christopher Wren, contrastes blanc-poché du plan de Nolli, croquis pittoresques de Sitte), l’espace ouvert moderne est toujours resté abstrait, en creux ou en négatif.
Que sont au juste l’espace libre et le paysage périurbain issus du Mouvement moderne ? On peut distinguer schématiquement deux positions : celle de Kenneth Frampton et celle d’André Corboz.
Frampton raisonne à partir de la « ville contemporaine » de Le Corbusier et des villas primitivistes de Frank Lloyd Wright : « Les architectes du début du Mouvement moderne cherchaient moins à domestiquer la nature qu’à y blottir leurs bâtiments. » 5 Ce qui signifie qu’à terme les blocs d’habitation cristallins de la modernité devraient se retrouver splendidement isolés au milieu d’une nature redevenue vierge. On est loin du compte avec la plupart des grands ensembles.
Corboz a plutôt tendance à penser que pour les modernes « l’espace » est un concept isotrope jamais clairement défini : « La génération des CIAM pense implicitement que l’espace est un “vide”, c’est-à-dire tout ce qui entoure les “pleins”. Et si cette génération ne pousse pas plus loin l’enquête sur le phénomène spatial, c’est parce que l’espace lui paraît évident : il est disponible, il nous entoure, il est quantitativement illimité et il n’offre pas de résistance. » 6Corboz tire de cette observation la conclusion, un peu hâtive, que les théoriciens et concepteurs modernes se sont généralement inspirés d’un positivisme instrumental : si l’espace moderne donne une telle impression de déjà vu, c’est que l’entre-deux-guerres répète les Lumières comme farce, en reproduisant l’espace utopique de la révolution bourgeoise. Egalité, ouverture, transparence, répétition, parallélépipèdes identiques et juxtaposés staccato, absence de hiérarchie et d’axe majeur, tel serait l’espace réel de la modernité : « Bien sûr les dimensions, les matériaux, les techniques et les stylèmes des années trente ne sont plus ceux des années 1790. Mais pour les modernes, majoritairement sociodémocrates, comme pour les néoclassiques, majoritairement libéraux ou radicaux, la ville démocratique du futur s’exprime en projets dont la consistance spatiale est analogue. Dans les deux cas nous avons affaire à une vision volontariste, minimaliste et à prétentions universelles : les deux groupes entendent l’espace comme isotrope. » Corboz accuse la « sacro-sainte perspective » figée par les Principia Mathematica de Newton à la fin du XVIIe siècle, encore renforcée par la photo vers 1840, l’axo- nométrie vers 1920 et la CAO (conception assistée par ordinateur) vers 1980. Il voit l’ébauche d’une solution dans la conception des réseaux d’Hertz berger, dans les projets de Frank O. Gehry et Coop-Himmelblau, et dans la procédure suivie par Bernard Tschumi. Nous sommes moins optimistes quant aux capacités de la déconstruction ou de la prolifération participative à recoudre le tissu social des grands ensembles. Il est vrai que Corboz se donne de la marge : « Il était probablement aussi difficile pour un marchand florentin de 1450 de “lire” la perspective frontale que pour un bourgeois français de 1930 de déchiffrer un tableau cubiste. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour qu’une nouvelle sensibilité topologique se développe et prenne corps. » Il n’est pas sûr que nous ayons le temps d’attendre. Voilà pourquoi il faut s’engager, et oser dire que le problème de la périphérie française tentaculaire et éclatée n’est pas celui du manque d’espace public, mais celui de son trop-plein et de sa non-définition : « Trop d’espaces libres signifie qu’il y en a trop peu qui soient dotés d’une existence réelle, et qui méritent qu’on s’en souvienne. »
Ressaisir un espace en fuite
On a pu schématiser l’espace renaissant par son point de fuite unique, l’espace baroque par ses points de fuite multiples, l’espace moderne canonique par l’absence de points de fuite. Dans la vision axonométrique qui est celle des quartiers d’habitat social, c’est l’espace urbain lui-même qui se perd ou « fuit ». Descriptions journalistiques et analyses scientifiques mettent toutes l’accent sur la fluidité et le vide excessifs. Quant aux images des « ensembles à problèmes », elles s’organisent généralement en trois plans : grappes d’enfants ou adolescents chahuteurs au premier, espace vert ou vide au deuxième, barres et tours découpées sur l’horizon au troisième. La représentation spontanée des grands ensembles est celle d’un trop-plein de vide, qu’il s’agisse de pelouse, de macadam ou même de ciel.
Comme si l’élimination du parcellaire avait supprimé « les propriétés architecturales de la propriété » en perméabilisant les quartiers à la vue et au bruit. Il paraît donc difficile de régler le problème de l’espace libre en améliorant ou en multipliant les espaces publics mous, c’est-à-dire verts. Peut-être conviendrait-il au contraire de les réduire en les regroupant. Créer de grands parcs et jardins en lieu et place des innombrables « délaissés » ou pelouses pelées en pied d’immeuble, ce serait aussi une façon de renouer avec la conception originelle des grands ensembles, voire avec le néoclassicisme. Peut-être aussi faudrait- il repenser les espaces publics durs, c’est-à-dire bétonnés et macadamisés, et les réorganiser autour des fonctions qui sont les leurs au centre : parking de surface des véhicules, parking souterrain, station-service, ramassage des ordures, etc. C’est sans doute une manière de créer des lieux reconnaissables, qui ne soient ni futuristes ni nostalgiques.
Avant de se précipiter dans le projet, encore faut-il faire un détour historico-théorique. Comment ont été pensés et projetés les grands ensembles ? Quels principes de composition y ont été mis en œuvre ? Comment ont-ils évolué depuis quarante ans, rormellement, juridiquement et socialement ? Quels sont les facteurs qui hypothèquent l’évolution des cités d’habitat social ? Faut-il incriminer la perversion des principes de la Charte IAthènes, l’échelle colossale des programmes, la faiblesse de la :onception, la forme monolithe, le blocage foncier ? Nous avons choisi de privilégier la question foncière.
Le dysfonctionnement des grands ensembles et des ZUP tient sans doute au zoning. Mais c’est surtout la rigidité foncière et réglementaire qui empêche de les reconstruire. Ces espaces apparemment distendus, voire vides, sont en fait grevés de telles contraintes — habitudes des occupants, réseaux, prospects, gabarits, POS, plantations — qu’il est plus difficile d’y démolir et a fortiori d’y reconstruire qu’en ville dense. Les grandes cités périphériques sont partiellement figées par le statut du sol : propriétaire unique ou féodalités concurrentes, inconstructibilité, voirie de desserte et parking assujettis au bâti. La structure foncière, la morphologie et l’aménagement extérieur interdisent de remettre en cause la monofonctionnalité de ces quartiers d’habitat, par exemple en y introduisant de petites entreprises. Et lorsque le réaménagement des espaces « extérieurs » se fait, il s’opère trop souvent sans adéquation entre le statut du sol — espace géré par la collectivité mais propriété du logeur — et son usage réel – rue, voie secondaire, place, square, terrain de jeux, jardin collectif. La première tâche serait de « décider d’une redistribution du sol cohérente avec l’adéquation entre le statut et l’usage de celui-ci » .
Vidéo : Libre,moderne ou ouvert ?
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