Composition des grands ensembles
Financés par les « philanthropes à 5 % » du XIXe siècle, les mécènes privés et les municipalités sociales-démocrates après la Première Guerre mondiale, et surtout l’Etat central après la Seconde, d’innombrables « chantiers d’expériences » anticipent les grands ensembles sur plus d’un siècle. Mais les grands quartiers d’habitat social des Trente Glorieuses n’en sont pas moins des propositions d’un type nouveau, développées massivement en un temps record, sur des fondations intellectuelles rien moins qu’assurées. Souvent incriminée, la Charte d’Athènes ne fournit ni plans ni modèles mais de simples principes généraux. Les expériences de l’entre-deux-guerres étaient rares, les cités-jardins chères et parfois critiquées, les exemples étrangers souvent ignorés. Les architectes de l’après-guerre ont donc projeté leurs quartiers périphériques à partir d’un nombre restreint de modèles. Les « plans-masses » des années cinquante se sont multipliés par imitation-reconduction de quelques projets médiatiques comme le concours de Strasbourg.
Il est d’ailleurs remarquable que ces nouvelles formes urbaines aient été critiquées dès le milieu des années soixante : des textes innombrables déplorent la monotonie des « cellules » et des plans-masses, l’inconsistance des plans, l’homogénéité des espaces. Nous pensons cependant que les critiques apparemment « urbaines » adressées aux grands ensembles sont incomplètes car fondées sur la seule analyse du bâti. La ville traditionnelle aussi regorge de rues monotones et d’architectures répétitives. Le problème est donc ailleurs, et ne trouve son origine ni dans le schématisme des principes urbains ni dans la maladresse de leur mise en œuvre : les grands ensembles ont sans doute été dessinés en bloc mais c’est aussi le cas de Montpazier, de l’île Saint-Louis ou de Chicago. Le problème relève d’une inversion fondamentale dans le mode de conception formelle de la ville.
Linversion du concept : le plein avant le vide
Le grand ensemble se distingue des tracés urbains traditionnels par une inversion conceptuelle : le « plein » y a été dessiné d’abord, le « vide » aménagé ensuite. La rupture entre ville traditionnelle et périphéries contemporaines relève autant du design (inversion systématique des pleins et des vides) que du dessein social bien précis. Une telle méthodologie implique que les espaces verts, ou vides, nont été ni pensés ni dessinés en tant que tels. Cette inversion fondatrice de l’espace urbain moderne a déjà été soulignée par certains critiques (voir « l’inversion du poché » décrite par Colin Rowe). Cependant les analyses et critiques mettent le plus souvent l’accent sur l’inversion quantitative du blanc et du noir, sur l’isolement des bâtiments les uns par rapport aux autres. Or l’abondance de vide par rapport au plein n’est pas l’apanage de la ville moderne. De nombreux quartiers périphériques résidentiels à Rome, Paris, Londres ou Anvers ne comportent pas plus de « noir » que nos grands ensembles à faible densité (COS de 0,8 dans nos échantillons). La différence se situe plutôt dans l’appropriation sociale, juridique et foncière du sol. Il n’y a ni moins ni plus d’air, de lumière et de vue dans les quartiers résidentiels classiques que dans les grands ensembles. Seule diffère la jouissance du sol. Dans les quartiers traditionnels où les espaces « verts » dominent, ils sont majoritairement privatifs, donc discontinus. Dans les quartiers modernes bien dotés en espaces verts, ils sont apparemment publics, non hiérarchisés et continus. L’inversion du concept de tracé n’a pas produit d’espaces clairement identifiables comme « modernes ». Seul le mode d’attribution de ces espaces a été modifié et leur usage systématiquement présumé collectif, sans hiérarchisation ni possibilité d’évolution.
Nous faisons aux compositeurs de grands ensembles le crédit de croire qu’ils les ont dessinés volontairement à l’envers. Il s’agissait pour eux de rompre avec la ville traditionnelle, avec ses rues-corridors, avec son mode de composition académique. Une question se pose cependant : les architectes des grands ensembles souhaitaient-ils vraiment tant d’espace libre ? Ou bien ont-ils été contraints, une fois inversé ou oublié le principe de division et d’attribution hiérarchisée des espaces, de tout laisser filer ? A partir d’une classification des dispositifs mis en œuvre, il nous semble que les figures fondatrices du tracé des grands ensembles sont le quinconce et la boucle. Elles trouvent paradoxalement leur origine dans l’art des jardins, vulgarisé par deux siècles d’enseignement des Beaux-Arts : le jardin français du XVIIe siècle pour le quinconce, le jardin anglais du XVIIIe siècle pour la boucle.
La disposition en quinconce
Sur les terrains périphériques des années cinquante à soixante-dix, le premier dessin d’implantation du bâti se fait généralement selon des règles simples : parallélisme et orthogonalité, isolement des bâtiments, peignes, faible variété des bâtiments (des R + 4 ( R + 10 à l’origine). Ces systèmes géométriques vont être soum à une règle plus ou moins systématique de relation en quinconc ou en décalage par glissement. On remarquera à ce propc que le quinconce de l’âge baroque (disposition diagonale d( plantations dans les jardins à la française) avait pour but d brouiller la vue, de faire paraître un jardin plus grand qu’il r l’était en réalité. Le quinconce des grands ensembles rompt thé; tralement avec la frontalité de l’îlot traditionnel mais aussi ave les projets rationalistes d’Ernst May à Francfort ou de Payret e Dortail au Plessis-Robinson.
La disposition des bâtiments forme ainsi un « dessin », dor on peut trouver les références aussi bien dans les développemeni picturaux de l’époque que dans les recherches modernes st l’espace intérieur. Quatre barres de longueur inégale disposée autour d’un rectangle vont par exemple se mettre à glisser o s’écarter. Les références changent bien sûr avec le temps et se pre sentent comme un reflet éloigné des grandes tendances picturale de la période, avec quelques décennies de retard. Commencés si la base des modèles suprématistes à la Malevitch ou néoplast: cistes à la Mondrian, les plans-masses des grands ensembles vor lentement évoluer vers un tracé plus souple à la Arp, pour abot tir dans les dernières années au tremblé « Cobra » d’Alechinsky,
Nous avons déjà évoqué l’élimination du point de fuite d l’espace classique. Et de fait l’implantation des bâtiments e quinconce permet de l’éliminer, tout en faisant paradoxalemer fuir l’espace intérieur : sans être vraiment fermé, il devient limit et se retourne sans cesse sur lui-même. Cet effet antiperspect renforce l’autonomie spatiale du quartier, puisque les vues n sortent pas. Les points de fuite sont remplacés par une multi tude de points de vues semblables dans des directions différente: Ce simple effet spatial n’est sans doute pas étranger à « l’effet-cité ou « effet-ghetto ».
La boucle et la baïonnette
Après le tracé du bâti en quinconce, la voirie des grands ensemble prend généralement une forme en boucle ou en baïonnette On en trouve sans doute l’origine dans les routes et plans d’ea « serpentins » des parcs anglais du XVIIIe siècle, réinterprétés ps les jardiniers français (Alphand, André) dans les jardins public de la fin du XIXe. Désireux de se démarquer du paysagism baroque considéré alors comme despotique (axes, plantation d’alignement grand canal et terrasses), les landscape gardeners et leurs commanditaires des années 1760 avaient mis en place un système « pittoresque » ou « anglo-chinois » de voiries courbes, bosquets, lacs irréguliers et pentes douces ou molles. Dans les jardins anglais de l’époque des Lumières, les courbes des voies sont explicitement basées sur le rayon de braquage des calèches. Ce type de jardin présentait l’avantage supplémentaire de paraître plus grand qu’il ne l’était réellement.
Cette boucle primaire qui cerne les grands ensembles joue un double rôle de distribution intérieure et de séparation par rapport à l’extérieur. La distribution se fait par une série de voies de desserte qui se raccordent et qui se confondent avec la voirie primaire, renforçant la désorientation du visiteur. La boucle primaire n’est en rien distincte des voies secondaires. Elle ne présente de caractéristique propre ni dans son profil, ni dans son aménagement et ses plantations, ni dans son mobilier, ni même dans son appellation : certaines « allées » sont larges de 20 mètres, certaines « avenues » de 10. Le sentiment d’appartenance au quartier est également mis à mal par la banalisation de l’adresse, liée à la longueur des voies, mais surtout à leurs méandres et détours.
On pourrait dire de la boucle qu’elle joue le rôle d’un minipériphérique, ou d’un rempart, qui distingue l’intérieur de la cité de l’extérieur. La boucle de bitume et les parkings en poche qui lui sont subordonnés génèrent sur leur pourtour une série d’espaces résiduels. Ces délaissés ont pour fonction plus ou moins avouée de mettre à distance les deux villes, la traditionnelle et la moderne. À l’époque de la construction des grands ensembles, le pavillonnaire environnant était considéré comme négatif, donc appelé à disparaître à plus ou moins longue échéance. Il paraissait alors « logique » de limiter ses contacts avec le grand ensemble radieux. La frontière s’est depuis retournée comme un gant et la connotation négative s’attache aujourd’hui aux « cités ». La figure emblématique du grand ensemble est étrangement comparable au quartier de La Défense, avec son boulevard périphérique qui l’isole des cimetières, des quartiers pavillonnaires… et des grands ensembles, et qui reproduit à l’échelle autoroutière les courbes molles de l’ancien rayon de braquage des calèches, des fiacres et des torpédos.
Nous soutenons donc que « l’enclavement » des quartiers, loin d’être le résultat d’une évolution sociale non maîtrisée, a été programmé de bonne foi par les concepteurs. Pensés à l’origine comme autant d’archipels de calme, de verdure et de modernité au milieu du « magma suburbain » ou de « l’écume des banlieues », les grands ensembles ignorent la transversalité et contraignent l’automobiliste « étranger » à s’arrêter pour demander son chemin. Puisque la voirie du grand ensemble ne mène nulle part, sinon à lui-même, elle tend à devenir « privée » dans l’esprit de ses habitants, comme les chemins ruraux à la campagne. Et, comme à la campagne, tout piéton ou véhicule inconnu finit par signifier intrus ou danger potentiel. D’où une vigilance de tous les instants de la part des résidents, et une exclusion de fait des visites. Ce que le sens commun traduit par « la police n’y entre pas » et le discours journalistique par « ce sont des zones de non-droit». Dans l’esprit des concepteurs d’origine, le quinconce et la boucle devaient induire un isolement formel et culturel par rapport à la « marée pavillonnaire ». Ce splendide isolement voulu par les urbanistes et architectes d’antan s’est lentement transformé en auto-enfermement social subi, et parfois revendiqué, par les habitants d’aujourd’hui.
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