Le grignotage de l'espace libre
Les ensembles qui appartenaient à l’origine à un seul et même propriétaire sont aujourd’hui découpés en nouvelles sociétés patrimoniales ou copropriétés, même si cette répartition se fait entre les filiales de la société mère. Les raisons de cette division sont multiples : souci d’une meilleure gestion, diversification des objectifs et des attributions, nouveau partage des compétences. L’emprise foncière connaît donc d’incessants remaniements, toujours opérés par fragments. Dans les rares cas d’opérations nouvelles, leur taille est déterminée par les financements et les opportunités politiques – généralement moins de 80 logements. Ce qui signifie que malgré quelques dynamitages de barres largement médiatisés, l’hypothèse de la démolition globale d’un grand ensemble et de son remplacement par un nouveau quartier réalisé ex nihilo est exclue. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement les modalités techniques de financement, les principes politiques d’attribution ou l’attente sociale de « petites résidences » en barrettes ou plots qui sont en cause : c’est surtout la division du sol et de la propriété qui se poursuit depuis un demi-siècle. Cette évolution foncière bloquerait également toute volonté de rénovation à l’identique sur le modèle des monuments historiques.
La reconstruction des grands ensembles sur eux-mêmes se fait sur la base de programmes de plus en plus diversifiés (logements aidés par un financement PLA, PLA-TS, PLI, logements résidentiels, accession à la propriété, activités et mixité dans une même opération). Elle s’opère aussi par densification. Situés dans des périphéries en extension relative, ces ensembles sont aujourd’hui relativement bien desservis et les équipements qui manquaient à l’origine tendent à se rééquilibrer. De par leur faible densité, ils constituent une réserve foncière exceptionnelle, que les propriétaires devront gérer au mieux. Mais cette réserve est grevée socialement et spatialement par la structure même de l’habitat collectif normé : l’absence de système viaire hiérarchisé, la dilution de l’espace « libre », l’habitude des immenses prospects prise en deux générations par les habitants. Alors que, dans les villes neuves du passé, les réserves foncières restaient invisibles et privées en fond d’îlot ou derrière de hauts murs, les réserves foncières des grands ensembles sont hautement visibles et « publiques » autour des bâtiments. Leur mise en valeur est généralement perçue par les habitants comme une densification abusive ou comme une tentative pour modifier la composition sociale de la communauté, donc combattue par elle.
Les contraintes de gestion exigent aujourd’hui une réduction de la surface au sol entretenue par le propriétaire. Les locataires supportent mal le paiement de charges qui relèvent dans leur esprit du domaine public, comme l’éclairage et l’entretien des jardins. Le classement des voies est amorcé de longue date, mais les diverses cessions des emprises publiques se sont échelonnées selon un jeu de délimitation lié aux usages. Les grands espaces libres d’origine* exempts de toute clôture, n’ont pu résister à la logique de gestion et de sécurité de certains établissements. Ainsi les écoles, les aires de jeux, les terrains de sport, les foyers ou les lieux de culte ont peu à peu éprouvé la nécessité de s’entourer de clôtures. Yopen field moderne a généré des enclosures, et on a vu apparaître au fil des ans, au milieu de vastes territoires non clos mais juridiquement privés, une série d’espaces à caractère public contradictoirement entourés de murets et de grilles. Cette renaissance d’espaces clos se poursuit naturellement autour des copropriétés nouvelles et au pied de certains immeubles que les locataires s’approprient de façon spontanée pour y planter leurs propres fleurs. Ce mitage du sol recrée parfois des enclos au cœur de la composition d’origine et induit une incohérence formelle des espaces publics.
Vidéo : Le grignotage de l’espace libre
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