La reconstruction,une coproduction d'acteurs
A Dunkerque comme à Brest s’installent deux directions bicéphales. Tandis qu’à Brest, l’équipe est rapidement mise en place, JUDunkerque il faut attendre 1946 et la nomination de Jean Niermans comme architecte en chef pour qu’elle trouve sa forme définitive. Mais le partage de l’autorité se fait différemment.
Nommé urbaniste en chef de Dunkerque, Théo Leveau, bien que totalement ignoré aujourd’hui, est l’un des rares architectes disposant d’une formation en urbanisme acquise avant guerre sur les chantiers, le plus souvent à l’étranger, ou à l’Ecole des hautes études urbaines, regroupés dans différentes associations comme la SFU. L’analyse des espaces publics (verts ou autres) de Leveau est, à première vue, quantitative. Dans l’enquête documentaire du PRA de Dunkerque, il précise que le nouveau plan de la ville offrira quarante hectares d’espaces libres au lieu de vingt, soit un quart de l’ensemble de la ville. En fait, ceux- ci rassemblent squares, parcs, jardins, parcs à voitures, terrains de sports ainsi que les intérieurs d’îlots, dont le statut est plus difficile à définir et que l’on peut considérer comme des espaces libres privés ou semi-privés7. La réflexion de Leveau porte cependant bien au-delà. Selon lui, l’une des raisons d’être de l’architecture moderne dans son ensemble est la présence du végétal. Les réconciliant dans cette commune attention, Leveau se réfère aussi bien à Le Corbusier (pour qui « la verdure apporte l’échelle et le plaisir purement esthétique ») qu’à Bardet (pour qui « le véritable moyen d’aérer, d’ensoleiller, d’assainir la ville (…) est en réalité son mariage avec la verdure ») et plus encore à son maître Forestier, lorsqu’il réclame leur intégration au Plan national d’aménagement du territoire.
Jean Niermans, Grand prix de Rome 1929, vise essentiellement, de son côté, les îlots et leurs qualités architecturales, plutôt que l’aménagement de la ville et de sa voirie : « La ville fermée, repliée sur elle-même, avec de petite cours sans lumière et sans soleil est périmée.A Brest, un arrêté ministériel du 1er janvier1943 a chargé du PRA Jean-Baptiste Mathon (1893-1971), Grand prix de Rome en 1923. En dépit de premières œuvres où il avait su réinterpréter les canons de l’avant-garde, Mathon, brillant aquarelliste, ne semblait accorder qu’un intérêt relatif à l’architecture. Pour autant, l’autorité qui définit le plan brestois fut, à destructions égales, plus ferme que celle qui dirigea les travaux de Lorient ou de Dunkerque.
La position de la municipalité connaît quant à elle une évolution sensible. De 1945 à 1950, elle fait réviser le plan d’aménagement dans le sens d’une suppression des parcs de stationnement. Le ministère accordant des crédits de dommages de guerre pour les jardins à condition que l’entretien ultérieur soit pris en charge par la ville, les élus s’interrogent : « Pourquoi voulez-vous prévoir tant de jardins A partir de 1952, les acteurs locaux déposent des demandes d’élargissement des voiries et de transformations de chemins piétonniers : l’automobile doit désormais avoir accès partout.
L’Aquitain Maurice Piquemal a secondé Jean-Baptiste Mathon dans sa tâche. En charge du port de commerce brestois depuis 1934, promu Délégué départemental adjoint au MRU en 1947, sa faconde méridionale et sa connaissance du site assurèrent sa légitimité auprès des municipalités successives. À l’architecte revenait le dessin de la ville intra-muros, son principe géographique et ses caractères architecturaux ; à l’ingénieur, la topographie bouleversée du site et la recomposition viaire de l’agglomération, à la base d’un important remembrement. A l’occasion cependant, Piquemal s’imposa, non comme le Brestois d’adoption, mais comme le grand commis d’Etat soucieux de la gestion impartiale des dommages de guerre, prenant parfois le Conseil municipal de front.
Jean-Baptiste Mathon parut, de prime abord, plus passionné par l’urbanisme de% réseaux que par l’aménagement des espaces publics. Ses intentions en la matière affleurent dans ses rares aquarelles qui révèlent une culture visuelle plus que théorique : portiques, escaliers, passages sous immeubles et contre-allées témoignent d’un goût prononcé pour un ordre capable de produire, à l’échelle de la ville, une scénographie complète.
En dehors de ce tandem, les élus locaux n’eurent connaissance de l’état d’avancement du plan qu’à l’occasion de très rares visites de l’architecte en chef sur le terrain. N’étant guère les interlocuteurs directs de l’appareil administratif, les sinistrés eux-mêmes furent d’une soumission exemplaire. Cependant, selon leur entregent, leur assise foncière ou leurs connaissances, l’influence des propriétaires les plus compétents résida dans la transformation de l’unique ASR de la ville close en un relais attendu de l’État8. La plupart des débats semblent donc avoir été menés dans des conciliabules d’initiés. Ainsi, le déplacement de Y hôtel des Voyageurs et de Y hôtel du Cheval-Blanc depuis la ville close (devenue simple quartier), vers les abords de la gare montre que certains commerçants surent spontanément intégrer les perspectives du plan d’aménagement à leurs projets personnels.
Sans commune mesure avec la valse incessante des reconstructeurs à Dunkerque, l’autorité du plan Mathon fut pourtant compromise à l’arrivée d’Eugène Claudius-Petit au MRU. Dès 1951, fort de son adhésion aux thèses de l’urbanisme moderne, il tentait d’amender le plan brestois approuvé par arrêté ministériel en avril 1948. Sur place, son émissaire, l’architecte Eugène Beaudouin, fustigeait la facture néoclassique de la ville et manifestait son intervention par la mise en place d’îlots ouverts.
L’espace libre est donc le complément nécessaire de la gigantesque redistribution des sols qu’organise le remembrement. Mais la priorité accordée au financement des réseaux ne laisse aux espaces libres que les ressources inutilisées en fin de chaîne de production. La reconstruction marque toutefois un grand progrès en matière d’espaces libres. Leur importance témoigne d’un apport incontestable du zoning qui éloigne dans le même temps les industries du centre-ville. De plus, la période installe un partage professionnel des compétences, déclinant pour les espaces libres la proposition générale que l’urbanisme est affaire de spécialistes, habilitant de ce fait un ensemble de savoir-faire. L’expression « espaces libres » résonne singulièrement dans ce contexte. L’espace libre n’y serait-il pas un pharmakon de la destruction, la totalité de l’espace étant devenue vraiment libre car arasée ? L’espace libre est alors la table rase de la ville tout entière sur laquelle on ne peut que mieux vivre, puisqu’elle est un devenir potentiel, une promesse — l’ambiguïté étant ici que la ville se reconstruit sur les traces de la ville ancienne. La ville reconstruite n’est ainsi rien d’autre que la ville détruite, en mieux car entre-temps devenue espace libre.
La morphologie urbaine, entre résultante et compromis La reconstruction de Dunkerque repose sur un petit nombre de principes du schéma régulateur de l’aménagement de la ville et non sur un parti architectural. Le premier de ces principes consiste dans l’affirmation de la croisée centrale des axes est-ouest et nord-sud, tentative de refondation de la cité portuaire, même si « l’armature des voies nouvelles régularise le tracé ancien sur les emplacements primitifs »9. C’est ainsi que la nouvelle place Bollaert et le parc de la Marine, alignés dans le prolongement de la rue Sainte-Barbe, dessinent « la transversale essentielle du Nouveau Dunkerque »10. Pour la première fois de son histoire, l’organisation de la cité s’articule symboliquement et spatialement à partir du héros tutélaire Jean Bart, dont la statue trône sur la place centrale.
Un second principe régulateur permet de s’affranchir du seul respect du parcellaire ancien, en établissant un réseau d’espaces libres, complément paysager de l’approche urbaine. C’est à partir des fortifications que Leveau compose son plan d’aménagement des espaces publics, en « entourant l’agglomération d’une ceinture de jardins publics ». Chaque espace libre participe du système général. Au lieu de voir le canal exutoire à l’est de la ville comme un élément statique de séparation, il considère son écoulement comme une liaison ; ainsi, la rupture physique du canal est transmuée en principe de dynamique urbaine, en matérialisant une relation entre la ville et son arrière-pays agricole.
En qualifiant à plusieurs reprises le dispositif « d’espace étoilé », Niermans change radicalement de système urbain de référence. L’étoile est l’une des métaphores essentielles du modèle radio- concentrique qui présuppose un espace géographique réduit à un simple continuum 11 et repose sur l’idée d’une croissance centrifuge globalement régulière. Autrement dit, la fonction attribuée au centre (ici la place Jean-Bart) est celle d’une matrice rayonnante : la ville croît depuis son centre vers sa périphérie de façon diffuse.
C’est précisément le traitement des espaces libres qui en supporte les conséquences, en même temps que la dissension se précise à propos des principes régulateurs : à l’esthétique greffée sur les techniques constructives chez Niermans répond chez Leveau la distribution spatiale d’ordre économique et anthropologique dont la croisée centrale est l’opérateur. A une conception urbaine agrégative répond une conception distributive.
À Brest, la combinaison des canons classiques et des principes fonctionnalistes a commandé la recomposition des rues et des îlots dans une hiérarchie nouvelle qui dénote, malgré tout, une continuité attentive. L’urbanisme de Y ex-intra-muros peut se résumer à un projet d’architecture à grande échelle où le problème essentiel a résidé dans l’articulation formelle et symbolique des éléments. Dans cette composition urbaine, l’ordonnance s’est inscrite dans une politique de l’espace public et civique.
Pour s’affranchir de la contraignante tutelle dela Marine, qui avait dominé jusqu’alors toute l’histoire urbaine de Brest, Mathon a produit un plan dont l’objectif implicite était de faire rentrer la ville dans le rang des structures « normales ». La place dela Libertéest l’expression de ce projet. Esquissé dès 1921, son dessin suggère une réponse à la confiscation par les militaires du « centre » historique que constituait la rivière Penfeld. Malgré l’absence de monument qui, comme la statue de Jean Bart à Dunkerque, serait sorti indemne des décombres, la localisation de la nouvelle mairie devait rassembler les Brestois autour d’un bien commun établi en terrain neutre, sur les anciens glacis. L’échec relatif de cette disposition provient d’un malentendu historique qui a conduit à rejeter cette inféodation nouvelle, toute symbolique qu’elle fût. A la faveur d’un tissu urbain plus souple, un autre quartier commercial, établi pendant les travaux dans l’ancien faubourg, s’est affirmé comme le concurrent de la zone de chalandise du quartier reconstruit. Cet étoffement du centre a détourné la place de son objectif initial. De plus, à coup d’opportunités foncières, les constructions anarchiques ont peu à peu grevé la zone verte des glacis et contrarié le parti Mathon. En raison de ce mitage, l’enclos d’autrefois a perdu de sa force, mais la place dela Libertés’est vue investie d’un sens nouveau de place centrale.
Le goût prononcé de Jean-Baptiste Mathon pour les effets visuels s’est également illustré dans la réalisation d’un axe transversal à la rue principale, sur le mode mineur, par une succession en enfilade de place, mail et square, marqués en leur milieu par un élément repère. Autrefois ouvert sur la moitié de son parcours, cet axe de composition se poursuit via le temple protestant jusqu’à l’axe de symétrie du Palais de justice, sur le cours Dajot. Il existe ainsi, entre l’axe majeur de la rue de Siam et l’axe mineur, des antinomies semblables à celles qu’offrent l’espace public et le domaine privé, l’avant et l’arrière, la sociabilité et l’intimité.
Vidéo : La reconstruction,une coproduction d’acteurs
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