Des projets,mais encore…?
Le fait est qu’en France, ce sont aujourd’hui surtout des projets, des discours et des chantiers en cours qui existent, et que, pour l’instant, aucune opération d’une envergure réellement comparable à celle des exemples barcelonais n’est réalisée. Il est encore très tôt ici pour envisager un bilan, ce qui rend ce phénomène de renouveau de la voirie urbaine rapide encore délicat à évaluer. Certes, comme nous l’annoncions à l’origine de notre recherche, le phénomène participe pleinement d’un processus culturel de fond, celui qui depuis la fin des années soixante conduit lentement à l’émergence de nouveaux regards sur la ville et d’une demande sociale allant s’élargissant pour réintroduire les dimensions esthétique et culturelle de l’espace urbain, où la question posée – nous en faisions l’hypothèse — converge sur la conception, la construction et la gestion de l’espace public . Mais il témoigne aussi d’une envie du milieu architectural de forcer un peu l’histoire, de voir triompher le progrès souhaité : envie bien légitime mais qui appelle la prudence.
Car la première tentation est évidemment d’orienter l’investigation sur l’exégèse des projets, pour recenser les solutions innovantes, l’intelligence des articulations proposées, les doctrines émergentes. Mais le risque est de n’en rester qu’à des fictions sans questionner la vraie dimension de l’innovation qu’il faut chercher dans la réalité des processus opérationnels où ces projets s’inscrivent ; risque d’autant plus grand que la presse spécialisée (notre investigation documentaire nous l’a rapidement révélé) reste le plus souvent muette sur cette dimension. L’autre risque, complice du premier, est de ne point résister à l’hypothèse séduisante d’un changement en forme de rupture : nous passerions enfin d’une approche de la route moderne froidement technique et utilitariste — celle de l’ingénieur — à une approche pluridisciplinaire, enfin sensible et contextuelle, enfin « désectorialisée ». Ce serait sous-estimer la complexité du problème que d’assimiler l’ingénierie routière à un corps froid, à commencer par le fait que les préoccupations esthétiques ont toujours habité les conceptions d’ingénieurs et qu’en matière d’infrastructures autoroutières, ce qu’Alain Roger appelle le « complexe de la balafre » 7 tracasse ces derniers depuis l’origine, même si les impératifs d’économie ont souvent pu soulager leur conscience. Rappelons que très tôt ils ont disposé de l’exemple canonique du parkway américain — abondamment promu en France par les urbanistes de l’entre-deux-guerres 8– qui les a fondés à instrumenter constamment le thème du « paysagement » végétal des franges autoroutières, dont les versions les plus appauvries ne doivent pas cacher le niveau de qualité auquel ils ont su porter globalement, en site de rase campagne ou de montagne, leur terrain de prédilection : le rapport entre autoroute, paysage et environnement ; de même, la rudesse plastique de leurs ouvrages d’art ne doit pas nous empêcher d’en saisir parfois (en particulier dans les toutes premières autoroutes urbaines) l’écriture régulière et ordinaire de l’ouvrage en série, proposant une juste banalisation de l’infrastructure. Surtout, les démarches actuelles d’ouverture aux « hommes de l’art » ne doivent pas nous faire oublier que dans cette tradition d’« esthétisation » de l’autoroute, propre à l’ingénierie routière, il était déjà habituel de voir architectes et paysagistes mis à contribution au titre de plasticiens « décorateurs », pour le dessin de certains ouvrages, parements, écrans, le « design » des gares de péage, le « paysagement » des talus, des aires de repos, etc. En fait, bon nombre de réalisations présentées ces dernières années comme démonstratives du renouveau n’ajoutent rien de très neuf à cette tradition d’esthétisation, sinon plus de réussite plastique, de sensibilité aux sites ou, à l’inverse, une contamination des infrastructures par les effets de mode et leurs gesticulations inutiles. Aussi, s’il est bien clair qu’en milieu urbain cette tradition d’habillage architectural et paysager de l’infrastructure routière a largement démontré son inefficacité à traiter convenablement le rapport entre la voie rapide et les tissus traversés et à résister au rejet social des ouvrages, il n’empêche que rappeler son existence nous invite à préciser quelque peu la manière de questionner ces démarches novatrices : en dépassant, nous l’avons dit, le seul niveau des idées contenues dans ces « nouveaux projets » par l’étude attentive des processus de réalisation où ils s’inscrivent, ainsi qu’en nous interrogeant davantage sur ce que ces expériences peuvent traduire aujourd’hui de neuf dans les dynamiques propres à l’ingénierie routière.