La ZUP des Châtillons à Reims
L’autonomie du projet de paysage
À Reims, Simon réalise les aménagements de la ZUP des Châtillons (1968) et du parc Saint-John-Perse (1970). Dans ce dernier, où l’utilisation de 40 000 mètres cubes de déblais tient lieu de programme, il réalise un « parc-esquisse » : un ourlet planté autour d’une clairière en cuvette, une chambre verte. A la ZUP des Châtillons, grâce au peuplier neige (populus alba nivea), « toute la végétation de la cité a en commun la souplesse de la ramure et des rameaux, la finesse, le plumeux, la brillance, le cendré et la mouvance du feuillage. ». Ces buttes plantées de végétaux jeunes en massifs denses sont source d’une émotion toujours vive aujourd’hui.
Simon dessine peu, manie lui-même les bulls. Intervenant directement sur le chantier, il rompt ainsi de fait avec l’abstraction du site. Et si, comme tous les dessins de l’époque, les siens s’arrêtent à la limite de la parcelle, sur le terrain même, il fait le lien, tantôt avec une masse végétale extérieure, tantôt avec une chapelle… et retrouve une relation au site.
Il réalise en fait la synthèse des indices de l’évolution que nous avons décryptés dans les précédentes opérations : terrassements, végétaux, entretien… et les amplifie ; à cette différence près qu’il ne demande pas à participer au plan de masse. Pragmatique, il prend la place qu’on lui donne — tout en dénonçant le recours tardif au paysagiste ; il revendique le monde comme source de culture du paysage, comme scène et comme emblème.
La Villeneuve de Grenoble : l’apport de la composition architecturale
Par son fort attachement à l’architecture, Michel Corajoud apporte une approche beaucoup moins naturaliste. À travers vingt-cinq années consacrées à l’enseignement, sa pratique a eu une influence sur plusieurs générations de paysagistes. En réconciliant la culture du paysage avec celle de l’architecture, sans pour autant les amalgamer, il a contribué à donner au projet de paysage une identité distincte de l’architecture. A l’AUA, il crée, avec Henri Ciriani et Borja Huidobro, le groupe CCH au sein duquel il va réaliser, entre 1970 et 74, les projets du parc des Coudrays à Saint-Quentin-en-Yvelines et du parc de La Villeneuve de Grenoble.
Il revendique de travailler en amont du plan de masse des architectes : « Le rôle du paysagiste n’est pas de contredire l’urbanité volontaire en ponctuant la ville d’îlots de “fausse vraie nature”. Il doit, avec des matériaux propres à l’urbain, recréer de toutes pièces un cadre qui, par référence, donne à la ville des capacités émotives identiques à celles rencontrées dans la nature. (…) La ville est un paysage en soi, nouvelle nature qui porte en elle des valeurs d’échange et de spectacle comparable à celles des sites naturels. Il faut au paysagiste des prérogatives pour l’espace vide comparables à celles de l’architecte pour les volumes construits. »
La géométrie laisse place à des références naturelles ; les saules à feuilles de romarin semblent être des rivières, les arbres glissent sur les buttes. Michel Corajoud introduit les images des oliviers qu’il a vus dans le centre de l’Espagne et fait référence au paysage agraire comme une source de rénovation de l’image du jardin. Il emprunte à Simon la plantation des essences en ordre dispersé mais réintroduit des éléments comme celui du ramassage de l’eau pour mettre en scène les termes éternels du jardin.
Le renouvellement des références
La Section cesse de recruter en 1973. L’Ecole d’horticulture doit devenir une école supérieure avec recrutement à Bac+4, l’École nationale d’ingénieurs des techniques horticoles et paysagères (ENITHP) d’Angers devant prendre en charge la formation en trois ans assurée jusque-là à Versailles. Parallèlement, le Centre national d’étude et de recherche du paysage (CNERP) est créé en 1972 à la demande du ministre chargé de l’Environnement, pour former des « paysagistes d’aménagement » ; il fermera en 1978, donnant naissance à la mission du Paysage.
Cette situation d’incertitude de l’école a conduit de nombreux enseignants à quitter la Section ; dans cette vacance, Corajoud trouve sa place. A partir de méthodes d’enseignement héritées de Ciriani et de son intérêt pour l’architecture, sous-représentée dans l’enseignement jusque-là, il oriente la pédagogie vers la question de la ville, la composition et le dessin.
Progressivement, M. Corajoud va mettre en place une démarche plus personnelle, liée à l’apprentissage et la connaissance du milieu vivant acquise, pour beaucoup, au contact de Marc Rumelhart, professeur d’écologie à l’ENSP. Il va reconsidérer son rapport à la ville, échapper à la simple idée de la composition et étoffer le concept de paysage. A Grenoble, dit-il, aujourd’hui, je ferais un paysage de plaine… La lecture de l’existant, la révélation du site deviennent un leitmotiv ; l’analyse cependant ne vaut jamais pour elle-même, mais reste liée à une démarche de projet où priment le dessin et la constitution des espaces. Le parc du Sausset, dont Michel et Claire Corajoud gagnent le concours en 1981, témoigne avec éclat de cette évolution, apportant la reconnaissance vis-à-vis des architectes et du milieu professionnel du paysage.
Pour renouveler l’apport d’une culture biologique et écologique à la conception du projet de paysage, il aura donc fallu une rupture, permettant de s’en affranchir et de redonner une place plus grande à la géométrie. L’apport du milieu vivant, limité pour un temps dans la pratique de Corajoud, retrouve ainsi sa place dans le travail de reconquête du site : de Forestier à aujourd’hui la boucle semble bouclée.
Les élèves de Corajoud à leur tour interprètent et renouvellent ces références. Aujourd’hui, le travail d’Alexandre Chemetoff reprend l’héritage de Forestier, auquel il fait référence dès 198120. A la ZAC des Hautes-Bruyères à Villejuif, son projet inscrit la pratique du paysagiste à l’ensemble des échelles de l’insertion dans ce territoire morcelé de banlieue au dessin des détails. A partir d’idées simples dessinées précisément, comme celles du ramassage de l’eau ou de la distance des voiries par rapport aux façades, il réalise le cahier des charges dans lequel s’inscriront les réalisations des architectes. Selon lui, le paysage, comme l’urbanisme, c’est « l’art de prévoir l’imprévisible »…
Ainsi la scène paysagère actuelle est-elle le produit à la fois de son passé récent et de filiations plus anciennes. Les outils spécifiques du paysagiste évoqués au début de ce texte ne se sont pas forgés en un jour. Nous espérons avoir rendu justice à un épisode méconnu de cette histoire en montrant qu’il est constitutif des savoir-faire actuels. On retiendra, en considérant Beaulieu comme un point de départ : l’utilisation d’éléments du site, la foi dans les vertus du vide (grand espace central), le passage du dessin au modelage du sol et l’importance accordée aux terrassements (qu’ils soient structurants ou à l’échelle du piéton), la simplification des palettes végétales, l’évolution des techniques de plantations (forestières par exemple), l’intérêt pour les associations végétales indigènes, la prise en compte de l’entretien comme élément de projet et le changement d’échelle d’intervention.
Ces acquis doivent nourrir la réhabilitation et la gestion de ces espaces, qui représentent une part importante du champ d’intervention des paysagistes aujourd’hui. D’une part, en rendant cette période à une histoire positive, on contribue à redonner une dignité à ces lieux, qui permet d’envisager d’y intervenir sans les camoufler par des prothèses high-tech ni les déguiser en placettes médiévales. D’autre part, la compréhension des intentions d’origine permet d’éviter les contresens de réaménagement. En effet, aujourd’hui, les atouts de ces espaces résident bien plus dans leurs vides que dans leurs pleins, souvent dégradés. Et cela aussi bien au niveau de la « dose de vide » que de la maturité végétale. La plupart des erreurs à éviter sont dues à la « peur du vide », les gestionnaires cherchant le plus souvent à combler des vides ménagés à l’origine, comme au parc Saint-John-Perse ou aux Minguettes…
D’autres recherches – l’étude plus fine de la période de la guerre et de l’Occupation en France paraît incontournable – sont à mener afin de constituer « l’histoire de l’histoire » du projet de paysage.
Alors, faut-il en parler ou préserver l’art de l’excès de discours comme semblait y inviter notre phrase d’introduction ? Le discours tient-il lieu d’action, aujourd’hui ? Les paysagistes doivent-ils se plaindre d’être relégués aux marges, eux qui se disent concernés par n’importe quelle situation ?
La France a développé depuis quelques années une pratique paysagère spécifique liée à une approche par le projet et par l’idée de transformation et non de conservation patrimoniale. Les réalisations parisiennes témoignent d’un dynamisme unique en Europe. La production française contemporaine de parcs publics est caractérisée par sa liberté et son invention, comme si l’absence de politique en matière de paysage en avait facilité la manifestation.
Et si la profession reste fragile, vouée aux statuts marginaux et aux moyens limités, là semble résider le rempart de son authenticité et de sa compétence. Comme si l’indiscipline et la marginalité lui étaient nécessaires et la discipline, fatale. Puérilité, refus des responsabilités ou stimuli créatifs ? La résistance s’accommode mieux de l’ombre, et sans doute les paysagistes craignent- ils de se voir assigner des rôles qu’ils ne sont pas prêts à jouer. Mais la question liminaire s’adresse surtout aux décideurs. Les paysagistes demandent simplement le pouvoir de ce regard que les discours leur reconnaissent.
Vidéo : La ZUP des Châtillons à Reims
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : La ZUP des Châtillons à Reims
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