le gereco,visionnaire ou astigmate
plus oppressive qu’en Italie, le Greco, ce visionnaire d’origine crétoise, est une anomalie – telle que plus de cinq siècles après, le débat continue entre ce qu’il adopta de son milieu et ce que celui-ci lui refusa. Passé par l’atelier du Titien à Venise, indifférent à Raphaël, contestant insolemment, comme on l’a vu, Michel-Ange, il est un défi aussi bien pour l’Espagne que pour l’Église et l’inquisition.
Peu d’artistes ont été, avant Cézanne, aussi violemment injuriés et tournés en dérision. « Extravagance » est un qualificatif courant de son vivant où l’on se moque de son « dessin disloqué » et de sa « couleur désagréable ». « Bizarrerie maladive », « exaltation vertigineuse de fond et de forme », les romantiques n’y vont pas de main morte, et ajoutent aux accusations déjà utilisées celle de « folie », ils font du Greco le type même du peintre maudit, et Théophile Gautier en visite à Tolède en 1840, ressent devant le peintre « une énergie dépravée, une puissance maladive… qui toujours surprend et fait rêver… ». Baudelaire l’ignore, les littérateurs font la moue mais parfois se montrent séduits ou troublés par la « folie du Grec ».
A la fin du siècle, chez les « modernistes » catalans ou basques, on n’est pas moins intrigué par cet étranger bizarre. Jusqu’à ce que Barrés sacrifiant à la mode de son temps qui expliquait le génie par des tares physiques, tente de justifier l’allongement de ses figures par un défaut de vision.
« Prenez chez un opticien, écrit-il, des verres de lunettes que prescrivent les oculistes pour corriger l’astigmatisme, et regardez une toile du Greco. Elle vous paraîtra immédiatement normale, naturelle, totalement dépourvue de ses fautes de proportions déformantes… »
Pire, un oculiste, le Dr German Beritens, conseillait d’utiliser des verres cylindriques à trois dioptries pour rendre aux figures du Greco leurs proportions normales ! Il conclut que le peintre, loin d’être extravagant ou fou était un astigmate atteint de strabisme.
Ainsi s’est forgée, après le mythe du Greco fou, la légende de la vision défectueuse qui expliquerait l’allongement des corps, les raccourcis, et justifierait les disproportions des figures.
Le visionnaire ne serait qu’un maniériste à la vue déficiente.
Or, si les personnages du Greco sont étirés vers le haut, cette élongation des corps qui surprit par sa bizarrerie, est liée à la tradition byzantine de sa formation. C’est dans le Proche-Orient qu’il faut chercher, dans la peinture et les icônes, l’origine de ces mouvements ascensionnels qui étirent les corps et les convulsent comme des flammes, de la perspective sans profondeur et de l’emploi des couleurs juxtaposées. Sans doute le peintre a-t-il été marqué à ses débuts par le rationalisme grec de son temps, ce néoplatonisme dont Mistra était le centre actif.
A Venise il s’est libéré du formalisme byzantino-crétois avant de s’immerger dans l’Espagne catholique. Le Martyre . de saint Maurice à l’Escorial commandé par le roi Philippe II et refusé par lui pour ses « fautes de goût » et son coloris acide, est le premier affrontement du peintre avec les puissants, la cabale des dévots et la jalousie des confrères. L’Inquisition a, dès lors, l’œil sur lui, sur ses « extravagances », qui ne sont que les audaces de la liberté face au conformisme des bigots.
Dans la forteresse du catholicisme qu’est Tolède sous la contre-Réforme espagnole, le Greco ne pourra être, malgré les commandes, qu’un étranger dérangeant, et sa bizarrerie, c’est-à-dire sa peinture à thèmes religieux mais à expression ambiguë, voire équivoque, ne fera que s’accuser. Marqué par le scandale il n’a d’excuse que sa folie, « Ya era loco » (il était déjà fou) commentera longtemps (Barrés l’a entendu) le sacristain de San Tomé devant L’Enterrement du comte d’Orgaz.