Art: De la sculpture à la vidéo
La peinture, la notion de peinture change, au service d’un art polytechnique, animé par la citation et le montage : montage entre peinture et photographie, design et photographie, performance, photographie et cinéma, peinture et sculpture, sculpture et architecture, design et architecture, matériaux et immatériaux — jusqu’au vertige. Ce montage correspond à une nouvelle culture ludique, à un goût prononcé pour la scénographie. C’est la scène, la conquête de l’espace que l’œuvre vise souvent, non sa durée dans le temps. Plus d’illusion sur l’éternité fugitive qu’incarne la chance de l’œuvre, ni la longue maturation qui nourrit sa formation, mais les contraintes d’un art international, de son marché, de sa diffusion technoscientifique.
De là la solitude des artistes arabes dans le mouvement de cette “internationalisation”. Nous sommes encore, au début de ce siècle, en train d’identifier avec minutie le rôle de l’artiste par rapport à sa culture, sa religion, ses points d’identité expansifs dans le temps à venir, ses capacités d’inventer le futur. Ligne de fuite, vitesse, vertige des sons, des images et des mémoires.
Depuis le fondateur de la nouvelle statuaire égyptienne, Mahmoud Mokhtar, la sculpture arabe n’a cessé de se réapproprier son passé, son passé le plus lourd, refoulé par la tradition islamique, sa stricte théologie. Depuis lors, elle s’est adaptée à une esthétique mystique, figurative ou abstraite. Ainsi l’œuvre du Libanais Choukini (né en 1946) et ses damiers de jeux de hasard, ses figurines labyrinthiques : “Depuis, nous confie le poète Salah Stetieh, Choukini s’est dépouillé au bénéfice des courbes et des plans : usant du matériau, bois ou marbre, comme d’un clavier, il en tire de puissantes et délicates organisations formelles sur lesquelles se pose, comme au second degré, la suggestion figurante. Le mot “clavier” dans ce cas me paraît le plus propre à traduire l’effet recherché et obtenu qui est celui d’une musique, parfois simple et pure à la façon d’une mélodie, parfois plus complexe et comme orchestrale. La musique muette des sculptures de Choukini est un défi à l’absurde canon qui tonne ici pour tuer — mais il n’y parviendra pas — l’âme et le corps du Liban, montagne dure et tendre comme les sculptures et le sculpteur dont je parle”.
Ce message, un autre sculpteur libanais, Nada Raad (né en 1943), le dramatise au plus haut point, avec des compositions en formes fragmentées, assemblage de tôles, de tiges, de fils métalliques, comme pour sauver le Liban de son désastre.
L’Irakien Mehdi Moutashar (né en 1943) privilégie l’installation, concept intermédiaire entre une abstraction géométrique minimaliste (carré, polygone étoilé de l’islam), et une stricte simplicité des matériaux ; par exemple ces séries de briques ou de madriers en bois. L’engendrement de l’espace et du temps par le carré magique a la qualité de révéler au lieu qui abrite provisoirement ces installations l’illusion de se transformer lui-même en scène ornementale.
Esthétique fonctionnelle subtile que les designers “peaufinent” avec une variation dans le style, le thème, la mode, le degré de fantaisie qui assemble la succession d’objets unis par des motifs contrôlés. En témoigne l’expression formelle qui nous prépare à un certain art de vivre ; car, après tout, les arts sont la justification de notre mieux-vivre, d’une qualité de civilisation et de ses loisirs, ses sites dans les lieux qui meublent notre regard et notre toucher. Trois talents, algériens d’origine, Yamo, Abdi et Chérif, nous présentent leurs sculptures de verre, corde, bois, métal, alors que le Marocain Med Hajlani, avec ses improvisations puisant dans la mémoire vivante des artisans de Marrakech une panoplie de matériaux (bois précieux et odorant, argent, os et corde de chanvre) nous invite à d’autres apparences décoratives tissées dans l’ameublement, y compris des calligraphies, des talismans, des chiffres, un bric-à-brac joyeux et sans prétention. Il s’agit d’une aisance ornementale, qui est une création de la vie, à travers la variation de ses apparences.
Ces apparences peuvent être extrêmes, comme dans l’œuvre photographique du Marocain Touhami Ennadre (né en 1953). Une limite à la représentation du corps. De quel corps s’agit-il ici ? Si, selon Roland Barthes, la photographie permet le retour du mort, du fantôme, la scénographie si dramatique de cet artiste a de quoi nous rendre perplexe. Voici donc, en procession désordonnée, selon les “thèmes” en jeu, des corps presque pétrifiés, des enfants qui poussent, à leur naissance, d’étranges mains (asiatiques ou marocaines) liées, des dos ridés, striés même, des corps ouverts, un abattoir, des bêtes sacrifiées, tout vous, nous est proposé, au clin d’œil, comme si le photographe cherchait la “vérité” de la vie et de la mort à l’intérieur même de la matière, et voulait retourner le dedans vers le dehors. Opération-limite : Ennadre n’utilise pas de viseur, pas de cadrage donc, puis il tire sur des formats 120 x 160. De plus, la scénographie qu’il nous propose n’évoque pas nécessairement le réel, ou plutôt elle est la citation d’une autre situation humaine, d’un autre drame : photographies d’abattoir dédiées au massacre de Sabra et Chatila. Le mort, l’animal, se réincarne, et c’est peut-être cet esprit de réincarnation qui souffle en cette expérience étrange du noir — techniquement parlant. Le photographe officie au sacrifice : “Violente et clandestine, bien qu’officiellement reconnue, son œuvre est l’empreinte directe des ruines de l’existence sur la terre. Elle dépasse, sans même qu’on ait besoin d’expliquer pourquoi, l’horizon de l’art contemporain” (Alain Jouffroy).
Cet horizon, la Libanaise Mona Hatoum (née en 1952), l’expérimente sur son propre corps et sur le spectateur, à partir de la performance, la vidéo, l’installation vidéo. Chaque corps qui se regarde comme un laboratoire se tourne vers l’immatériel : “Dans Corps étranger, une minuscule caméra, “l’œil clinique”, introspecte d’abord minutieusement l’extérieur du corps, la peau, avant de pénétrer à l’intérieur et d’examiner des zones de plus en plus profondes et inaccessibles. Un long travelling-avant restitue un corps vulnérable, sous contrôle médical, un territoire confus et étranger, projeté sur un écran circulaire. Le corps recomposé apparaît tel un microcosme refermé sur lui-même dans une “chambre” conique où le spectateur est invité à pénétrer. Des sons très intimes envahissent l’espace tandis que le spectateur est incité à marcher sur les images, passer dans le faisceau lumineux et donc à servir lui-même d’écran”.