Courbet,un danger pour l'ordre public
Géricault, le premier au XIXe siècle, affirme que l’audace du sujet, la hardiesse de la composition et l’impétuosité du pinceau, sont capables d’exprimer intacte l’émotion d’un événement vu ou ressenti, même si celui-ci est trivial ou révoltant. A l’épreuve du réel le peintre est un témoin ; cette conception réaliste, cette quête de la vérité expressive, choquent d’autant plus que l’œuvre de Géricault ne comportait aucun épisode héroïque susceptible d’atténuer l’horreur de l’épisode évoqué. Ce scandale sera pour les mêmes raisons suivi de beaucoup d’autres, Géricault et Le Radeau de la Méduse sont des précurseurs, l’expression artistique délivrée des dogmes passéistes hérités de David et de ses élèves, sera libre désormais. Le rejet qu’elle entraînera sera celui de la bourgeoisie dominante et des « honnêtes gens » déroutés ou choqués dans leur conformisme mental et visuel, leur attachement à la délectation de l’image.
Pour Baudelaire, comme pour Delacroix, un tableau est la nature réfléchie par un artiste, l’expression de sa pensée minne, la traduction de ses effusions, de ses impulsions susceptibles d’ébranler l’âme du spectateur, de le détacher ses habitudes, de ses idées reçues, et de le faire participer l’univers du créateur. Pour Courbet l’art sera « la reproduction des choses réelles existantes ».
Delacroix est, comme Géricault, un peintre « engagé », le public pour qui l’événement représenté est un révulsif ; l’un de ses chefs-d’œuvre, La Liberté guidant le peuple, exposé au Salon de 1831, trop fort pour l’opinion publique, choqua la bourgeoisie qui y vit un encouragement à l’émeute. Tour éviter le scandale, le nouveau roi Louis-Philippe, prdent, acquit la toile pour le musée Royal, alors au palais du I Aixembourg, mais elle n’y fut exposée que quelques mois et diversement contestée. On la mit finalement en réserve avant de la restituer à Delacroix.
Les mentalités évoluent, la bourgeoisie a le pouvoir, donc l’autorité, le jugement, le goût. Les envois de Courbet au Salon de 1850, dont l’impressionnant Enterrement à Ornans, sont mal reçus. Un enterrement heurte par sa « brutale grossièreté » et la laideur des visages (les habitants d’Ornans). « C’est la laideur de la province », assure Champfleury. Le scandale est général. Le critique Philippe de Chennevière n’y voit qu’« une caricature ignoble et impie des juges… » « Quant à de l’art… il n’y en a pas ombre dans cette composition… », affirme Étienne Delécluze qui renchérit : « Jamais peut-être le culte de la laideur n’a été exercé avec plus de franchise que cette fois par M. Courbet… Les visiteurs… s’écrient en se sauvant : “Bon Dieu que c’est laid ! Est-il possible de peindre des gens si affreux… !” » « Peindre c’est voir », répond Courbet.
Il relaie le Géricault du Radeau de la Méduse et le Delacroi x de La Liberté guidant le peuple. La fin de l’imaginaire, de « l’irréel » dira Malraux, est celle de la figuration idéale du monde, des légendes et des mythes, des actions héroïques et des figures légendaires de l’histoire. Ce qui s’achève c’esl l’art de la fiction, détaché de la réalité, rêvé, transcendé ; ce qui commence c’est que Courbet ne veut pas raconter mais représenter. Le scandale qu’il provoque c’est que la peinture n’est plus d’ordre purement esthétique, elle reflète les mœurs et, pour les bourgeois hostiles jusqu’à l’injure, encourage les revendications sociales. Le peintre d’Ornans « tête de Turc sur laquelle on ne se lasse pas de frapper » (Tabarant) avec sa force populaire, sa trivialité, ses amis socialistes, est un danger pour la morale et l’ordre public. Ses adversaires le qualifient de « messie de l’art démocratique » ; ils voient dans son œuvre les prémisses d’une révolution à venir, et Chennevière ne craint pas d’écrire qu’il est « le Blanqui de la peinture ». Ce qui, évidemment, n’est pas un compliment.
Au Salon de 1853 Les Baigneuses, Les Lutteurs et La Fileuse endormie passent sans problèmes devant le jury, mais pas devant le public, horrifié par l’atteinte délibérée du peintre au bon goût et à la décence. Les Baigneuses provoquent un affreux scandale, et lors de la visite du couple impérial, l’impératrice Eugénie les fustige d’un mot : « C’est une percheronne ! », et les réactions du public incitent le commissaire de police à menacer de retirer le tableau.
Ce nu bien en chair, cette Vénus callipyge des forêts et des étangs franc-comtois, dont l’audace sensuelle invite à la jouissance, c’est l’image même du réalisme abhorré, l’apologie du laid. « M. Courbet est un maniériste du laid ! » proclame l’héophile Gautier qui, il est vrai, hait le peintre. Delacroix lui-même, qui avait apprécié Un enterrement à Ornans, etlouera L’Atelier, condamne « la vulgarité et l’inutilité » et tourne en dérision « cette grosse bourgeoise vue par et toute nue, sauf un lambeau de torchon… qui couvre le bas des fesses… »
Courbet répond : « Ce n’est pas ce que je peins qui importe, c’est ce que je mets de moi-même dans ce que je peins… »