Des raisons morales,une vision prospective
La génération qui sort de la guerre rêve de bâtir une ville à la mesure de la société nouvelle qu’elle appelle de ses vœux. Le regard qu’elle porte sur la ville existante est accablant. Ce sentiment de l’inadaptation du cadre urbain aux nouvelles réalités sociales se renforce devant le spectacle des encombrements liés à la diffusion de l’automobile. En réalité, au sortir de la guerre, c’est plutôt un effet de contraste qui frappe les imaginations. La rue est encore parcourue par des modes de transports hétérogènes : la charrette à bras côtoie les camions de livraison datant d’avant-guerre et croise les véhicules des particuliers, dont la fameuse « DS » diffusée en 1955-1956. Bien que l’on décrive dès le début des années cinquante le centre de Paris comme entièrement bloqué par les encombrements, on ne peut s’empêcher de penser que ces observations, relayées par la presse, renvoient à des volontés de modernisation qui appellent des transformations symboliques du territoire urbain pour donner une forme à cette nouvelle efficacité à l’œuvre, le déplacement en automobile. Pour justifier le développement d’une administration en charge de l’aménagement de la région parisienne Jean Vaujour, collaborateur de Paul Delouvrier, explique par exemple que « l’encombrement du cœur vivant de la cité ne cessait d’augmenter et il fallait bien se rendre à l’évidence : la ville était peu à peu conduite à l’asphyxie ».
Parallèlement à la montée en puissance de la crise du logement et du développement à la fois craint et souhaité de l’automobile, l’avènement du secteur tertiaire va influencer les politiques d’aménagement des villes et notamment de Paris. La France, on le sait, va voir en quelques années se modifier la répartition des catégories socioprofessionnelles, avec une diminution du nombre d’emplois agricoles au profit du secteur tertiaire. En outre, les politiques successives de décentralisation industrielle favorisent la concentration à Paris des emplois du secteur tertiaire. Une armée de « cols blancs » succède aux « cols bleus » exilés peu à peu dans des zones de plus en plus éloignées des centres urbains. L’implantation de l’usine Renault à Flins est à ce titre exemplaire.
Cet accroissement du secteur tertiaire n’est pas indifférent à la transformation des formes d’organisation sociale et, par là même, des attentes vis-à-vis du logement et de la ville de manière plus générale. Les nouveaux salariés du secteur tertiaire ne constituent pas la seule catégorie sociale concernée par les opérations sur dalle cependant : les différents programmes d’équipement, de bureaux, de logements ne s’adressent pas tous à la même population. Certains programmes, comme la tour de l’opération Maine- Montparnasse, « un motel vertical » selon la conception initiale, sont pensés pour « l’homme d’affaires ». Ce dernier, acteur en mouvement d’un univers internationalisé, joue un rôle central dans la volonté des urbanistes de relier gare ferroviaire, autoroute, aéroport et immeubles de bureaux, restaurants, magasins et logements pour faciliter ses déplacements. La figure du cadre lui est associée ; cadres qui, selon Jacques Tati, possèdent tous le même complet gris, la même voiture, le même appartement équipé de la télévision et, surtout, le même amour de la modernité. Les employés, en revanche, vont vite devenir les héros sacrifiés dune aventure quotidienne. Ces employés, qui subissent des déplacements de plus en plus longs entre le centre et la périphérie, utilisent des transports en commun lents, bondés et inconfortables… et vont subir les assauts du vent sur les dalles en chantier.
À une autre échelle enfin, il s’agit de mettre fin à l’aménagement désordonné du territoire, de stopper l’extension des villes et le gaspillage de terrain lié à la construction de la maison individuelle, gaspillage dénoncé régulièrement par Le Corbusier. Les grandes opérations sur dalle vont accompagner la standardisation de la construction qui réclame à son tour des projets de grandes dimensions pour pouvoir être mise en œuvre.
Pour Françoise Choay, c’est un autre combat qui s’engage : en fait, un combat contre la ville. L’intention des promoteurs de la transformation de Paris serait non pas de moderniser la capitale mais de supprimer la ville pour la remplacer par une autre forme d’urbanisation. Pourtant, les concepteurs des opérations parisiennes pensent construire la « ville de demain ». Les architectes des premiers projets de La Défense comme de celui de Montparnasse ne se préoccupent pas de la rupture qu’ils vont établir entre ces opérations et la ville ancienne en adoptant progressivement le principe de séparation des circulations. Ils se vivent comme les acteurs d’une nécessaire modernisation et citent Manhattan comme contre-exemple. Manhattan où se pressent piétons et autos, dans l’obscurité de rues corridors bordées de gratte-ciel, n’est pas plus enviable que la ville ancienne. Ces formes urbaines n’offrant pas de conditions de vie satisfaisantes, il faut imaginer autre chose. Comme le déclare un journaliste à propos des opérations parisiennes : « Ces plans (…) avaient tous l’ampleur comme dénominateur commun et un but unique : la transformation du Paris encombré, vétuste et anarchique de 1967 en une capitale du XXIe siècle. »
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