Kant : Le jugement esthétique: jugement esthétique
Le jugement de goût, un jugement subjectif et esthétique
Juger de la beauté d’une chose n’est pas une affaire d’entendement : nous jugeons qu’une chose est belle en fonction du sentiment de plaisir ou de déplaisir qu’elle nous inspire. Le jugement de goût est donc, non pas logique mais esthétique (il renvoie moins à l’entendement qu’à la sensibilité). Il est, de plus, subjectif : qu’une chose me plaise ou me déplaise, c’est fonction d’un sentiment que j’éprouve et non d’une qualité de l’objet. Kant précise qu’on peut bien trouver telle ou telle qualité à l’objet considéré : ainsi je puis reconnaître la régularité d’un édifice… Mais le plaisir que me procure la représentation de cet objet, j’en juge en rapportant la représentation à ce que j’éprouve (plaisir ou déplaisir) et non en la rapportant à telle ou telle qualité de l’objet.
Une question de satisfaction
C’est la satisfaction que j’éprouve ou que je n’éprouve pas qui est la mesure de mon jugement de goût. Quand je juge qu’une chose est belle, cette satisfaction est désintéressée. Une satisfaction est intéressée quand elle est inséparable de l’existence réelle de l’objet susceptible de procurer cette satisfaction : on ne désire que ce qui existe de fait. Juger qu’une chose est belle, ce n’est pas la désirer parce que c’est être indifférent à son existence effective : il nous suffit de la contempler, de la considérer, pour savoir si la représentation en est ou non plaisante. On peut être indifférent au luxe des palais et leur préférer des rôtisseries, considérer encore qu’une simple cabane suffit largement à la satisfaction de tous nos besoins. Sans doute… Mais c’est autre chose : on n’apprécie pas la beauté d’un palais en se demandant s’il serait agréable d’y vivre ou si on en a besoin ; on l’apprécie de manière désintéressée.
Un plaisir contemplatif
Un pur jugement de goût ne doit impliquer aucune forme d’intérêt et doit rester parfaitement indifférent à l’existence effective de l’objet. Le plaisir esthétique est un plaisir sensible et non pas sensuel : il est contemplatif. Kant en tire cette conséquence que le beau doit faire l’objet d’un jugement de goût si pur qu’aucun attrait sensible ne s’en mêle et que toute considération de l’agréable en soit exclue. Si un intérêt sensible entre enjeu, le jugement de goût est, selon Kant, rien moins que barbare la barbarie n’étant pas ici définie par la grossièreté mais renvoyant au fait que le jugement fondé sur le seul goût des sens est inconnaissable à autrui :
« Le goût est encore barbare à chaque fois qu’il a besoin de mêler à la satisfaction des attraits et des émotions et, mieux encore, quand il fait de ces sensations le critère de son approbation»
Plus grave encore : il arrive que les attraits soient non seulement assimilés à la beauté mais pris eux-mêmes pour des beautés. La matière de la satisfaction est alors prise pour sa forme. Kant entend dénoncer de telles confusions et tenir que le pur jugement de goût est celui dans lequel l’attrait et l’émotion n’ont aucune influence.
Pureté et authenticité
A l’image des jugements logiques, les jugements esthétiques peuvent être empiriques ou purs. Tandis que les premiers reposent sur le goût des sens, seuls les seconds sont vraiment des jugements de goût, de purs jugements de goût. Kant est parfaitement clair sur ce point :
« Les premiers sont ceux qui expriment ce qu’un objet ou son mode de représentation a d’agréable ou de désagréable, les seconds en expriment la beauté ; les premiers sont des jugements des sens (jugements esthétiques matériels), seuls les seconds (en tant qu’ils sont formels) sont d’authentiques jugements dégoût. » lin authentique jugement de goût doit donc être purifié de tout clément empirique et par conséquent ni l’attrait ni l’émotion ne doivent y prendre part. Pour le dire plus radicalement encore : le beau pur exclut l’agréable.
Rester simple en matière de sensation
Kant sait bien pourtant qu’une thèse aussi radicale ne peut manquer de se heurter au sentiment commun, selon lequel l’attrait est non seulement nécessaire à la beauté mais la constitue à lui .seul. Avant d’objecter au sens commun, Kant commence par lui donner en partie raison. Une pure couleur (le vert d’une pelouse), un simple son (celui d’un violon), passent également pour beaux. Dans ces deux cas, et parce que c’est la matière de la sensation qui semble impliquée, on serait plus fondé à parler d’agréable. Pourtant, sur ces deux exemples, Kant ne donne pas tort au sens commun : c’est qu’il s’agit de sensations simples et surtout pures. Cette pureté est une détermination formelle de ces sensations, comme telle susceptible de communication universelle et donc aussi susceptibles de passer pour belles. Précisons bien : c’est le son du violon en tant que tel (et non comparé à celui d’un autre instrument), le vert en tant que tel (et non comparé à telle autre ou telle autre couleur) qui peuvent passer pour beaux. Toute comparaison annulerait la simplicité de la sensation (ainsi les couleurs composées ne peuvent être dites belles) et impliquerait l’entrée en scène de l’agréable : on dirait alors préférer le son du violon à celui du cor, ou le vert au rouge… Une couleur et un son ne peuvent être beaux qu’en eux-mêmes et non à les juger plus agréables que tels ou tels autres couleurs ou sons. Une fois encore, le beau exclut l’agréable.
Le formalisme kantien
Le rigorisme de Kant pourrait le conduire à d’étonnants paradoxes. De même que son rigorisme moral le conduit à ne reconnaître comme action réellement accomplie par devoir que l’action qui échappe à l’intérêt ou au sentiment, son rigorisme esthétique semble bien le conduire à n’admettre comme pur jugement de goût que le jugement qui affirmerait la beauté d’une représentation jugée désagréable par les sens… Pourtant ce qui empêche Kant de tomber dans un tel excès, c’est son formalisme, son insistance sur le caractère formel du jugement esthétique pur. Il n’est pas nécessaire que le jugement esthétique pur s’accompagne d’un désagrément pour que tout élément matériel en soit exclu. Il suffit qu’on ne puisse rapporter la beauté considérée à rien d’agréable, matériellement parlant. Pour être pure beauté, il n’est pas nécessaire que le beau soit désagréable, il suffit qu’il ne soit pas agréable.
L’attrait n’est pas un principe du beau
Là où, par conséquent, Kant s’oppose tout à fait au sens commun, c’est sur l’idée que l’attrait exercé par une représentation quelconque en renforcerait la beauté. L’attrait peut certes aider à intéresser un esprit grossier et inexercé (inculte), mais il ne saurait faire un principe d’appréciation de la beauté. L’attrait est, en lui-même, étranger à la forme belle et ne doit être toléré que dans la mesure où il ne la perturbe pas et dans le cas où le goût est encore faible et inculte. Si l’attrait se voit ainsi reconnaître par Kant une valeur propédeutique (mieux vaut en effet commencer la musique classique par la Petite musique de nuit que par un quatuor de Beethoven…), il n’en reste pas moins étranger au pur jugement de goût. Les exemples qui suivent illustrent cette conception austère de la beauté.
Peu importent les couleurs
Dans les arts plastiques, au nombre desquels Kant compte l’art des jardins et l’architecture, c’est le dessin qui est l’essentiel. Les couleurs rendent certes l’objet plus attrayant mais ne le rendent pas plus digne d’être contemplé, dit Kant, et on remarquera l’idée de dignité directement empruntée à la morale (il ne s’agit pas d’être heureux mais digne d’être heureux). Non seulement les couleurs ne font pas la beauté de la forme mais encore, ce sont elles qui sont ennoblies par cette dernière. Et quand ce n’est pas la forme, c’est le jeu qui prime : jeu des formes (dans la danse ou le mime) ou jeu des sensations (dans la musique). Dans les arts musicaux, l’agrément des instruments ne vaut pas plus que la couleur dans les arts plastiques : ou c’est le dessin, ou c’est la composition qui priment. Seule la forme pure est belle… C’est sans doute une idée de philosophe, mais on conviendra sans peine que beaucoup d’artistes contemporains la partagent. On peut penser à l’incessante recherche de la « forme pure » dans l’œuvre du sculpteur Jean Arp, culminant dans ses Constellations d’un blanc monochrome réalisées en plâtre de Paris.
Se méfier des ornements
En ce qui concerne les arts d’ornement, Kant persiste dans la même perspective. Les ornements qu’on ajoute à l’œuvre contribuent effectivement à sa beauté s’ils n’ajoutent qu’une belle forme à une belle forme (ainsi les cadres des tableaux, les drapés des statues ou les colonnades des palais). Mais que l’ornement plaise trop pour attirer l’attention (comme un cadre doré) et alors il devient parure et nuit à la beauté authentique. Toujours le même rigorisme :
« Un pur jugement dégoût n’a pour principe déterminant ni attrait ni émotion, en un mot aucune sensation, en tant que matière du jugement esthétique. »
Vidéo : Kant : Le jugement esthétique
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