La véritable emprise du noir
Dans la ville traditionnelle ordinaire, les choses sont simples : la voirie se mesure par son emprise publique globale, quel que soit le partage de cet espace entre les différentes fonctions. Les urbanistes des années vingt cherchent déjà à en mesurer l’importance, mais pas nécessairement pour la réduire au strict minimum. En effet, le dimensionnement généreux de la voirie, tout autant que l’espace réservé aux parcs et jardins, est pour eux un signe de qualité urbanistique. Encore faut-il trouver le juste équilibre, comme le souligne Edmond Joyant en 1923 :
Un projet trop étriqué, avec une voirie insuffisamment développée, avec une densité de construction et de population excessive, conduira à une ville peu salubre et désagréable à habiter. Un projet trop large, comportant des surfaces exagérées d’avenues, de jardins et de parcs, se heurtera à des impossibilités de réalisation : acquisitions de terrains trop onéreuses, voirie et plantations trop coûteuses à établir et à entretenir, et, si la densité de la population est trop faible, développement démesuré et dispendieux de toutes les canalisations : égouts, eau, électricité, gaz ; multiplication excessive des lignes de tramway ou autres moyens de transports. L’urbanisme est précisément l’art de peser toutes ces considérations et de donner au plan de ville de justes proportions. »
Pour Paris, Edmond Joyant observe une proportion de voirie de 15,2 à 33,5 % (hors parcs et jardins,la Seineet les voies privées), avec une moyenne de 21,4 %. La juste proportion pour de nouveaux quartiers d’habitation lui semble varier entre 25 et 33 %. À titre de comparaison, le plan Cerda de Barcelone prévoit plus de 30 % de voirie, pour la circulation des voitures… hippomobiles, certes, mais aussi pour celle des piétons, les chaussées ne représentant que la moitié de l’emprise.
La voirie de la ville ordinaire montre historiquement une capacité considérable à s’adapter, à répondre à des fonctions nouvelles, à assimiler des exigences imprévues. Son emprise est limitée mais les modalités de son partage sont négociables, suivant les rapports de force du moment entre les différents usages. Si l’on veut établir des comparaisons avec la voirie moderne, la seule mesure des chaussées apparaît trop réductrice et les critères de domanialité (public/privé) semblent inopérants ; comment retrouver cette notion d’emprise de la voirie ? Peut- être en s’appuyant sur le sens courant du terme « domination intellectuelle ou morale », ou encore sur ses équivalents « ascendant, autorité, empire, influence » . Pour apprécier la réalité de la voirie moderne, il faudra donc intégrer ses « annexes » ou « accessoires » plus ou moins immédiats : trottoirs, plates-bandes, talus, pelouses, etc. Il faudra étendre le regard : jusqu’à rencontrer un obstacle physique, une limite qui matérialise un changement de statut. De façon complémentaire, cela pose la question de la réalité de l’espace vert, c’est-à-dire de son degré d’autonomie et d’usage possible, de la capacité aussi des lieux à être nommés… car que faire de tout ce qui n’est pas nommable ?
Cette démarche peut sembler défavorable à la conception des grands ensembles. Elle nous semble cependant correspondre à leur réalité ; elle explique le sentiment fréquent de domination du noir sur le vert. L’observation du terrain permet de constater que l’ouverture ne profite pas au vert mais au noir, et que l’espace vert n’est bien souvent qu’une dépendance de la voirie. Même lorsque l’on distingue deux niveaux de mesure ou de ratios (voirie stricto sensu-voirie étendue), les performances des grands ensembles sont bien loin de celles annoncées par leurs meilleurs propagandistes.
Vidéo : La véritable emprise du noir
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