Les années cinquante:cultures de la modernité
La diversité des figures urbaines de l’urbanisme moderne répond à l’absence de doctrine quant au traitement de l’espace libre. Les cinq principes déjà mentionnés n’offrent aucune réponse opératoire ni pour les formes urbaines ni pour le traitement des espaces extérieurs. Confrontés à la réalisation de centaines ou de milliers de logements dans des délais très brefs, les architectes se tournent vers d’autres modèles et d’autres cultures de l’art urbain, qui sont parfois en contradiction avec l’orthodoxie moderniste.
Du modèle anglo-saxon à la sociologie urbaine
Lorsqu’ils sont chargés en 1957 de concevoir Mourenx en quelques mois (3 000 logements), Coulon, Douillet et Maneval cherchent des références. Ils se tournent vers les villes nouvelles anglaises qu’ils visitent, remarquant plus particulièrement celle de Harlow. Cette influence se retrouve chez Robert Auzelle qui, dès 1947, entretient une correspondance suivie avec Frederick Gibberd, son architecte, et adopte certains de ses principes, comme l’organisation des maisonnettes pour personnes âgées en béguinage à la cité de la Plaine à Clamart, commencée en 1950. Mais Auzelle va plus loin dans sa quête d’un urbanisme proche des réalités sociales. Il cherche à « favoriser les rapports de bon voisinage par une composition judicieuse des groupes d’habitations assurant la plus grande diversité dans les familles et l’épanouissement d’une vie sociale à l’échelon du quartier par un équipement parfaitement adapté des services publics ou d’intérêt commun, dispenser largement l’air, le soleil, la verdure » . A la notion de zonage il oppose celle de voisinage, de quartier, indissociable de la connaissance du milieu. Il introduit la sociologie urbaine dans la programmation et travaille avec Paul-Henri Chombart de Lauwe. Cette démarche est donc fort éloignée des préoccupations modernistes orthodoxes, même si Auzelle partage la vision hygiéniste dominante.
Permanence classique
La caractéristique récurrente de l’urbanisme moderne français est sa composante classique. Alors qu’en Allemagne ou en Hollande on assiste au développement des quartiers sériels, les architectes français restent attachés aux trames orthogonales et diagonales, aux points focaux, aux axes, aux rythmes et à la symétrie. Cette fibre classique est profondément ancrée dans la culture hexagonale, comme le montre Maurice Rotival qui emploie le terme « grand ensemble » pour mieux relier les premières opérations d’urbanisme moderne au passé glorieux de l’architecture française avec ses «grandes compositions ». Ainsi écrit-il : « L’observateur est étrangement frappé de la similitude de ces nouvelles créations ordonnancées avec celles qu’il voit de son avion, un peu plus loin, les grands parcs à la française des châteaux. Ils partent du même esprit, les uns dans l’ordre aristocratique, les autres dans l’ordre populaire. » « Grands parcs à la française », « grandeur de la cité », « grandioses ensembles », « grands ensembles » … Rotival forge une prestigieuse ascendance au grand ensemble, qui conforte les éléments formels des projets.
La tradition classique est clairement revendiquée par certains, comme Eugène Beaudoin, Fernand Pouillon ou André Lurçat. Pour eux les espaces verts ne sont pas des tapis végétaux au dessin très libre mais des jardins réglés sur la géométrie et l’ordre du bâti. La tradition classique est parfois plus occultée, comme chez Marcel Lods ou Le Corbusier, où elle reste cependant présente dans les trames et les proportions. Enfin, elle est sous- jacente à l’ensemble des plans des architectes majoritairement formés à l’École des beaux-arts, et qui n’ont jamais remis en cause leur formation. Mais l’incidence de cette influence varie : chez les concepteurs les plus radicaux, l’influence classique se limite au tracé et au plan masse ; chez les moins doctrinaires, la règle classique se retrouve associée au savoir-faire urbain traditionnel jusque dans le traitement des espaces extérieurs, les plantations et le rapport au sol des bâtiments.
Dissidences et ruptures
La pluralité des références de l’urbanisme français des années cinquante est aussi alimentée par la critique interne du Mouvement moderne. Dès 1953, plus d’une douzaine d’années avant que les médias et le public ne commencent à fustiger la « sarcellite », les jeunes architectes des CIAM forment un groupe qui remet en cause une partie de la Charte d’Athènes. Alison et Peter Smithson, Georges Candilis, Jacob Bakema et quelques autres créent Team Ten, qui définit trois principaux points de divergence avec la Charte : refus de la hiérarchie fonctionnelle ; revendication de la mixité au lieu d’un strict zonage ; substitution de la métaphore organique à la métaphore machiniste. Les membres de Team Ten affirment que « l’architecture de la ville devrait répondre à la hiérarchie du mouvement ». Ils se réfèrent aux travaux de Louis Kahn pour Philadelphie en 1952, pour réaffirmer l’impact de l’automobile, largement sous-évalué par les premiers modernes. Ils réinterprètent la notion de communauté humaine et réintroduisent la notion de rue comme lieu de rencontre. Celle-ci, distincte des voies automobiles, devient une rue haute, sorte de coursive sans fin reliant des bâtiments au-dessus du sol comme à Toulouse-le-Mirail.
Les ressources du site ou la « tabula rasa » ?
Par delà son syncrétisme doctrinaire, l’urbanisme moderne s’enrichit aussi de la confrontation avec l’environnement. Ce dernier n’est pourtant pas au centre des préoccupations des modernes. Ainsi Marcel Lods déclare-t-il en 1953 : « Les villes neuves, les villes ordonnées, les villes totales, les villes complètes, ne pourront être pensées que dans des terrains absolument vierges. Une ville même détruite, ne peut pas être reconstruite avec des données neuves, il faut, pour qu’on puisse y arriver, qu’on ait supprimé deux choses : le dernier habitant et le cadastre. » 13 La tabula rasa serait la condition idéale du projet moderne. De fait, les réalisations effacent les traces viaires antérieures. Elle dessinent souvent aussi une voie autour du projet afin de créer une rupture franche avec l’environnement impur, comme c’est le cas à Meudon ou Marly. En revanche, les architectes modernistes exploitent les ressources topographiques et végétales des sites, perçues comme naturelles, ainsi que le patrimoine monumental du lieu (parcs, château, etc.). Ce principe, qui caractérise les célèbres croquis d’« analyses topographiques » de Le Corbusier, se retrouve dans la plupart des projets de qualité des années cinquante : àShape-village, à Courcelles-sur-Yvette ou à Firminy, les courbes de niveaux se transforment en ligne de composition. À Bagnols- sur-Cèze, Delfante et Candilis intègrent le parc du Mont-Cotton à leur extension, tandis qu’à Shape-village, Louveciennes et Courcelles, la composition est issue du château et du parc existants. Dans la mesure où cette préservation patrimoniale ne contrarie pas le déroulement du chantier, elle est partagée par tous les architectes. Seul Fernand Pouillon pousse plus loin le souci du pittoresque en créant de fausses bâtisses vernaculaires pour abriter les petits centres commerciaux de Meudon.
Vidéo : Les années cinquante:cultures de la modernité
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