Les espaces publics:un projet des villes reconstruites
Le visiteur des villes reconstruites peut avoir le sentiment d’un manque de repères urbains, que produit l’homogénéité apparente de l’architecture, la faible distinction stylistique des monuments publics dans l’ensemble du bâti, enfin le lent abandon de ce patrimoine et de ses espaces publics à l’usure du temps. Pourtant, les espaces publics ont fait l’objet d’une attention particulière dans les Plans de reconstruction et d’aménagement (PRA), et les urbanistes qui les ont établis leur ont accordé une fonction éminente dans l’économie de l’espace urbain.
Il reste que la politique d’espaces publics de la reconstruction (on disait alors « espaces libres ») a été déterminée par plusieurs éléments qui distinguent les villes reconstruites des grands ensembles : le remembrement préalable à tout projet d’urbanisme ; les configurations locales d’acteurs qui adaptent les règlements et se résignent à différents compromis sur la durée moyenne (une quinzaine d’années) de la reconstruction des villes ; enfin, même si les bombardements et le monstrueux décompte de leurs effets pouvaient conforter l’idée d’une tabula rasa, la prise en compte de la morphologie urbaine semble avoir imposé un rapport globalement respectueux à l’égard de la ville ancienne et de son parcellaire.
Le remembrement, cadre fondamental de Vurbanisme
Plus encore que le préalable nécessaire au PRA, le remembrement en constitue l’archéologie. C’est une opération complexe, qui articule plusieurs actions et repose sur un dédommagement des sinistrés selon la valeur des biens détruits. Autrement dit, si l’État prend à sa charge la reconstruction immobilière, pivot de son ambitieux projet de reconstruction et de modernisation dela Nation, il ne remet en cause ni l’organisation de la société ni le principe de propriété, si ce n’est par la création de copropriétés.
A Dunkerque, l’aménagement d’immeubles collectifs, étrangers à la culture de la petite et moyenne bourgeoisie du centre- ville comme à la typologie du bâti, et les expropriations nécessitées par le plan d’aménagement donnent lieu à des critiques importantes, les sinistrés souhaitant retrouver leur logement sur son emplacement d’avant-guerre. Dès 1947, le MRU exprime une mise en garde : « Le succès des travaux de remembrement est dominé par des considérations psychologiques. Il faut faire accepter par la grande majorité, sinon la totalité des propriétaires sinistrés, les propositions qui leur sont faites. » La multiplication des Associations syndicales de remembrement (ASR), véritables médiateurs entre les sinistrés et les divers représentants du MRU, devient une source de division – à l’opposé de l’unité souhaitée par le ministère.
Même fondé sur l’ancien parcellaire, le remembrement ne donne pas lieu à une reconstruction à l’identique, car les parcelles sont remodelées dans un souci de modernisation. Ainsi, selon Théo Leveau, l’urbaniste de Dunkerque, le remembrement doit être conçu à l’échelle de la ville et du quartier avant de descendre à celle de l’îlot, en vue dans un premier temps d’établir le plan des voiries, de localiser les équipements et les espaces publics et de regrouper éventuellement certaines activités (hôtels, ensembles scolaires, etc.).
Malgré ces difficultés, le remembrement et l’organisation administrative et hiérarchique globale de la reconstruction permettent d’éviter un chantier éclaté selon le bon vouloir individuel des sinistrés. C’est bien une œuvre urbaine qui est accomplie, dans laquelle s’activent des corps professionnels reconnus — et cela pour la première fois en France à cette échelle. Le remembrement, et son importance dans l’économie générale de la reconstruction, met à mal l’idée de la table rase dont les villes détruites auraient été les victimes non seulement du fait de la guerre, mais surtout en raison de l’action des urbanistes « modernes * En dépit de l’ampleur des destructions, le tribut de la ville reconstruite est manifeste à l’égard de la ville ancienne, qui lu. sert de fond de plan.
À Brest, si la reconstruction peut être considérée comme l’une des dernières manifestations de l’urbanisme dessiné, les perspectives tracées par Jean-Baptiste Mathon ont composé avec les pressions des propriétaires, groupés plus ou moins spontanément dans une seule ASR. Si le premier eut la haute main sur la répartition du sol entre espace public et propriété privée, la seconde, décidant in fine de la valeur des terrains, bouleversa en partie les hiérarchies décidées par l’architecte en chef. Le réajustement de la trame parcellaire témoigne du modus vivendi établi entre les différents protagonistes. Profitant du degré de liberté que semblait autoriser le nouvel espace public, le remembrement permit la résistance de certaines valeurs du Brest d’avant-guerre.
La reconduction du parcellaire, malgré une véritable révolution topographique, nous convainc d’une continuité subtile là où beaucoup avaient cru a priori à une irrémédiable rupture. Lors de la mise en place des fortifications à la fin du XVIIe siècle, le découpage foncier présentait déjà une trame orthogonale, mais suffisamment lâche pour qu’à sa rigueur ait pu répondre un remplissage extrêmement libre. Cette dualité permettait d’octroyer à la ville ancienne son rôle d’esquisse. Plus qu’une intervention exceptionnelle et traumatisante, Mathon en appelait d’ailleurs, dans une conférence donnée en 1948, à une régénération nécessaire du tissu urbain. Le siècle précédent avait montré la voie en 1841, avec l’aménagement de la vaste dépression dite le « Pont-de-Terre », repaire de malfaiteurs et de prostituées, transformée en place publique, tandis que les terrains adjacents étaient adjugés à des particuliers.
Le remembrement suivit les grands principes rationalisateurs développés depuis le début du siècle parla Sociétéfrançaise des urbanistes (SFU). Les tracés corrigés des voies, dont les emplacements changeaient rarement, furent élargis et redressés tandis que les grandes circulations étaient renvoyées au pourtour du quartier central ou de l’agglomération. La décision de donner à certains axes une morphologie en adéquation avec leur rôle dans la ville conforta une nouvelle hiérarchie de l’espace public. Consolidé en lots suffisamment importants (plus de100 mètres carrés), le parcellaire était ensuite repensé de façon à supprimer une petite propriété émiettée et anarchique. Mais ce fut l’alignement par rapport à la rue qui devint le principal outil d’organisation de la propriété privée.
Dans le cadre du remembrement, l’alignement, le gabarit et la pratique du prospect devaient donc faire reconnaître la valeur collective de certaines formes de voies publiques, d’îlots ou de quartiers4. Pour estimer chaque terrain, l’ASR élabora une typologie selon le procédé des « zones d’égales valeurs » : depuis l’alignement de la rue, les parcelles étaient découpées en bandes successives, la cote s’abaissant au fur et à mesure de l’éloignement.
Nous avons sélectionné quelques îlots pour leur capacité à mettre en lumière la philosophie générale du remembrement. La description de ces « morceaux choisis » de structure urbaine montre que le remembrement brestois oscille entre permanence et table rase. En raison d’un site et d’un plan primitif, sinon parfaits, du moins perfectibles, et du rôle des propriétaires et des commerçants opposés aux bouleversements, les changements opérés s’inscrivent au rang des « modernisations raisonnables ».
Vidéo : Les espaces publics:un projet des villes reconstruites
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