Marseille : un faux vrai tunnel
À Marseille, la situation opérationnelle dans laquelle est intervenue l’équipe des concepteurs a ceci de commun avec Nîmes que, là aussi, ces derniers ont dressé un projet d’ensemble avant de disparaître du processus. Mais en plus ici, leur travail s’est aussi dissous. Pourtant, mobilisés comme l’« équipe des concepteurs », c’était bien un projet urbain pour un tronçon d’autoroute de 5 kilomètres qu’ils avaient traité, et pour leurs commanditaires ce travail reste aujourd’hui encore emblématique de l’expérience L2. La particularité de cette troisième situation est que ce projet n’a jamais été conçu par ses commanditaires comme « le projet de l’opération », situation pour le moins paradoxale, dont les logiques sont instructives.
Comme à Montpellier, l’institution commanditaire était dotée de tous les pouvoirs sur la conduite de l’opération : propriété de l’emprise et maîtrise d’ouvrage déléguée. Mais il s’agissait ici de la DDE des Bouches-du-Rhône, non de la ville, c’est-à-dire et l’ingénierie routière elle-même, qui est en charge de la maîtrise d’œuvre exclusive des projets auroutiers non concédés de l’Eti.: Ne faisant habituellement appel aux architectes et aux paysagistes que pour «esthétiser» ses ouvrages et leurs abords, Y institution innovait ici en passant commande d’un « projet urbain ».
Les circonstances de cette commande sont connues. Signe des temps, la DDE se trouvait contrainte de gérer une opposition sociale franche et massive au projet d’autoroute « classique » quelle élaborait depuis une décennie dans l’opacité de ses services Soulevée par l’ouverture d’enquête préalable à sa déclaration d’utilité publique (1991), cette rébellion était d’autant plus embarrassante qu’elle enrayait une procédure lourde sans marche arrière, qu’elle méprisait sans vergogne un projet pourtant tracé en tranchée ouverte et bien « esthétisé », et qu’elle émanait d’un Comité de défense des Marseillais contre les nuisances de la L2 à l’esprit très «citoyen», mobilisateur de presse et d’élus…, sur le thème : «Nous ne sommes pas contre la L2,mais pour une rocade intelligente. » C’est précisément pour relever ce défi, et même pour retourner la leçon de citoyenneté, que la nouvelle équipe dirigeante, placée en 1992 à la tête de la DDE, affichait un changement de démarche inaugurant deux grands principes méthodologiques : celui de la concertation, fondée sur « la reconnaissance [par tous} de l’existence de légitimités différentes sur l’espace de la L2, et leur droit à s’exprimer et à concourir au projet d’espace public», et celui, précisément, de l’intelligence de la rocade L2 : non pas celle du tunnel coûteux obstinément réclamé par les riverains, mais celle d’un vrai projet « urbain », à l’exemple affiché de Barcelone ; de quoi naîtrait un projet pensé « dans sa globalité territoriale, urbaine et sociale » 19, forcément accepté et innovant.
C’est ainsi que, très logiquement, la DDE décidait de pallier son « incompétence » avouée en s’adjoignant un cerveau social et urbain : une équipe de sociologues était engagée pour décoder et retranscrire le dialogue social, et notre équipe de concepteurs l’était, elle, pour conceptualiser et transfigurer le projet routier en véritable « projet d’espace public ».
Invitée à « concevoir une rocade dont la morphologie permette une interface entre la ville et la voie », quitte à « remettre en cause [son} statut autoroutier », l’équipe Luscher élabora alors une année durant ce projet baptisé la Médiale (remis en septembre 1993), véritable profession de foi pour une infrastructure « habitable » . « Comment repenser l’articulation de la ville et de la voie rapide ? Nous proposons ici, dans le contexte marseillais, un concept – la Médiale – et un dispositif spatial – la Navette ». Toute la zone traversée, appréciée pour la diversité de ses configurations, était décomposée en différents milieux analysés et diagnostiqués du point de vue morphologique, territorial (éléments socio-économiques et modes d’appropriation) et paysager ; pour chacun étaient définis un « principe d’urbanisation », c’est-à-dire une thématique privilégiée donnant une « intentionnalité aussi claire que possible aux projets à mener dans chaque milieu » (et à soumettre évidemment à la concertation).
et un « parti d’aménagement » de la voie elle-même, visant à définir « une ambiance propre à la séquence » résultant de l’espace créé par la Navette, le dispositif d’articulation entre la voie rapide en tranchée et les voies riveraines de surface. « Elle est à la Médiale ce que l’échangeur est à l’autoroute » ; là résidaient l’originalité et la force du projet. De la déclinaison morphologique de ce dispositif, associant rampes d’entrée et de sortie, ponts, passerelles, luminaires, quais, talus ou encorbellements, selon une modalité combinatoire particulière à chaque séquence, c’était clairement une « architecture de la voie » qui se dessinait au fil du tracé. Enchaînement intentionné des ambiances et des vues depuis la voie, contribution positive au paysage urbain, en même temps que support de pratiques sur ses rives traitées pour l’habitant et le piéton, la Médiale disait ici son sens premier d’interface et de milieu en considérant l’automobiliste et le riverain comme étant tous deux usagers du même espace public urbain. Il ne restait plus à ces concepteurs qu’à affronter plus directement la réalité du terrain, le décalage entre leurs convictions et celles du riverain, au côté des ingénieurs, puis reprendre leur ouvrage, et revenir, et expliquer: faire leur métier…
Mais la mission qui leur était confiée ne prévoyait pas leur implication directe dans la concertation sociale, pas plus que leur contrat n’était à durée indéterminée. Les évolutions de la situation, intervenues parallèlement à leur labeur, allaient vite leur faire comprendre la précarité de leur position dans une expérience d’une extrême complexité, mêlant mouvement social médiatisé et engagement politique des collectivités cofinancières de l’opération, calendrier d’investissements de l’Etat et urgence des décisions à prendre, tutelle ministérielle vigilante et services internes DDE désappointés, etc. Complexité inhabituelle mais voulue, que les ingénieurs responsables se trouvaient en fait seuls à pouvoir dominer et gérer de par leurs prérogatives habituelles. À peine né, et bien que très apprécié de ses commanditaires, le projet Luscher allait, du fait des décisions prises par les mêmes, se trouver en décalage complet par rapport à la réalité du projet. En effet, en même temps que les concepteurs recevaient commande, les ingénieurs faisaient faire un pas décisif à l’opération en débloquant, en décembre 1992, la déclaration d’utilité publique du projet initial à peine modifié (dont les capacités évolutives étaient jugées suffisantes) ; un an plus tard exactement (quelques mois après la remise de la première esquisse des concepteurs), la contestation des riverains, légitimement outrés par cette DUP, aboutissait à un accord ministériel pour multiplier les dalles de couverture sur la majeure partie du tracé. La première décision obligeait de fait la Médiale à entrer dans le carcan des normes techniques qu’elle rendait obligatoires 22, par les soins des techniciens chargés des plans d’exécution des ouvrages. Quant à la deuxième décision, elle avait pour conséquence d’annihiler le parti d’aménagement des navettes, transposant leur principe d’interface entre la voie et le sol urbain d’un rapport entre un haut et un bas à celui entre un dessus et un dessous — son antithèse. « Nous souhaitons mettre en garde le maître d’ouvrage contre l’évolution récente du projet et le retour à une logique strictement technique dans la phase de réalisation qui s’entame aujourd’hui. » 23 Eprouvant d’évidentes difficultés à adapter leur démarche initiale au « nouveau projet », à convaincre les techniciens des enjeux menacés, l’équipe des concepteurs devait entrer en conflit aigu avec son commanditaire et voir sa mission non prorogée ; dans le champ de « gravités » où avançait l’opération, cette contestation-là (« d’architectes capricieux » souffiera- t-on dans les couloirs de la DDE ) ne pouvait trouver place.
Aujourd’hui, alors que l’on est encore en passe d’accroître les parties couvertes de la Médiale, le dispositif opérationnel de la DDE s’est réglé sur ce principe simple du rapport « dessus- dessous ». Pour le dessus, une cellule interne de maîtrise d’ouvrage urbaine a été créée pour gérer l’aménagement urbain des dalles une à une, en déléguant par concours, en bonne et due forme, leur maîtrise d’œuvre à des équipes d’architectes/paysagistes. Formule on ne peut plus littérale et démonstrative de « la voie qui crée de la ville », engageant les riverains à siéger dans les jurys de concours, ce concept de la dalle aménagée a triomphé comme la véritable scène de l’innovation, de la concertation, du « projet urbain ». Quant au dessous, la voie elle-même, l’ingénierie et ses techniciens en restent les concepteurs, définissant toutes ses caractéristiques techniques et géométriques avant d’inviter d’autres maîtres d’œuvre (architectes pour la plupart), aussi nombreux qu’il peut y avoir de marchés, à… « esthétiser » les éléments visibles (parements des intérieurs et des frontons de souterrains, des murs de soutènement, écrans antibruit, etc.) et les délaissés. La collaboration entre ingénierie routière et hommes de l’art bat donc ici son plein, mais le rêve d’une osmose que l’on croirait y voir est troublé par une réalité qui place ces derniers en position peu novatrice, dessus en projeteurs d’espaces publics indépendants de la voie rapide, et dessous en perpétuels « décorateurs d’autoroute ». Le chantier très lent qui se poursuit actuellement aboutira sans doute à une démonstration plastique, mais elle ne sera pas celle d’une nouvelle pensée de « l’architecture de la route », comme à Barcelone.
Vidéo : Marseille : un faux vrai tunnel
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Marseille : un faux vrai tunnel
https://youtube.com/watch?v=qz4mtFETsPc