Paysages sous surveillance :L’espace instrumental
Contrairement à l’époque où il a été conçu, l’espace des grands ensembles n’est plus à même de démontrer sa capacité à fonder un nouvel ordre social. Les technologies de la surveillance tendraient même à faire l’inverse : nous assistons à une transformation des pratiques et des rapports sociaux sans qu’il y ait de transformation matérielle de l’espace. Ainsi, la présence de caméras suffit parfois à faire d’un espace ouvert à tous un espace privé dans lequel certains habitants n’hésitent pas, par exemple, à entreposer des affaires personnelles.
L’efficacité de ces technologies, bien que souvent remise en cause, fait perdre à l’espace un bon nombre de ses facultés. Sans devenir pour autant virtuel, l’objet même de l’architecture est destiné à se transformer. En effet, depuis qu’il fait l’objet d’une vision seconde et retransmise ailleurs, le jeu des opacités et des transparences n’est plus seul à déterminer les pratiques sociales : il devient possible de projeter un espace public qui a les mêmes vertus que l’espace privé, chaque parcelle étant attribuée à un comportement et à un sentiment d’appartenance. C’est ainsi qu’un grand nombre d’aires de stationnement conçues comme collectives sont perçues aujourd’hui comme privées sans modifier la configuration de l’espace.
Or les technologies de la sécurité ne traitent que des paramètres de l’espace et non de ses propriétés. Ainsi, des réseaux de télésurveillance aux démolitions à l’explosif, toutes les mesures mises en place au nom du maintien de l’ordre mettent l’accent sur les moyens plutôt que sur les fins. Les décisions techniques se font encore sans projet global. L’efficacité des dispositifs semble n’être mesurée qu’au coup par coup, sur le terrain. Or il manque à ce nouvel ordre technologique un mode de représentation du territoire comme le fut, en son temps, la cartographie des militaires.
Les décisions s’appliquent, en effet, sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’artefact d’une forme géométrique ou d’une échelle unitaire : pourquoi dessiner sur un plan l’étendue des agglomérations quand il suffit de mettre en place une succession de réseaux fléchés pour contrôler le mouvements des habitants? Pourquoi modéliser le territoire quand les signalisations routières, les messages câblés, les pancartes ou les affiches suffisent à faire fonctionner le paysage ?
L’espace réel devient lui-même instrumental. L’idée d’un plan exhaustif, où se dessinerait en miniature le futur de la banlieue, devient sans raison. Tout se joue aujourd’hui en vraie grandeur. S’il existe une organisation constituée des stratégies de la sécurité, c’est uniquement dans l’aménagement d’un territoire en tapis de trajectoires disposées de telle manière qu’aucun réseau ne gêne jamais le fonctionnement d’un autre.
Du fait de leur position territoriale, de la présence d’équipements et de commerces, mais aussi de la nécessité de prévenir les troubles sociaux, les grands ensembles sont devenus les seuls lieux de la banlieue où se rencontrent toutes ces trajectoires. Un tel croisement des axes routiers, des transports en commun et des réseaux propres à la surveillance pourrait faire l’objet d’un projet qui soit une façon d’entrelacer toutes ces logiques « préformatées ». Mais au lieu d’offrir un contexte où les enjeux contradictoires pourraient trouver un terrain d’entente, les grands ensembles deviennent le lieu où les conflits se modélisent.
Les restructurations des grands ensembles se résument ainsi à deux niveaux d’intervention : il y a d’un côté l’aménagement des voiries et des réseaux publics de communication par l’État ou les collectivités territoriales, et de l’autre la mise en place ponctuelle, par les différents gestionnaires privés, de dispositifs de contrôle des accès. La distance est devenue tellement grande entre ces deux modes d’intervention que seules les nouvelles technologies de surveillance peuvent aujourd’hui répondre à la frustration de ne pouvoir les rapprocher. Seulement voilà : ces technologies sont préréglées pour ne proposer qu’une image tellement grossie de la scène sociale des grands ensembles qu’il est à peu près impossible de la rattacher à l’ensemble auquel elle appartient. Ou trop loin ou trop près.
C’est dans l’entre-deux utopique de ces situations que peut encore se jouer un projet d’architecture. À condition, toutefois, d’inventer les outils de représentation adéquats.
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