Réves et réalités de l'infrastructur habitable
Les prophètes de la Ville radieuse, fascinés par la circulation, avaient réservé une très noble place dans leurs schémas à ces lignes appuyées qui, avant de se nommer autostrades ou autoroutes, s énonçaient simplement, par leur programme, les « routes spécialisées pour les automobiles ». Et comme tout ce qui n’était pas destiné à être « habité », la matérialité, l’architecture de ces éléments ne les inquiétaient pas outre mesure ; de la même manière qu’ils évoquaient la catégorie des espaces libres sous les traits vagabonds d’un paysage végétal générique sans discipline formelle, ces artères dédiées à la grande vitesse n’étaient autres pour eux que de simples boyaux étanches ne connaissant que l’échelle des grands territoires, sublimes de par leur fonction même. A leur époque, où la construction des grandes infrastructures de transport était encore une épopée et où rien ne pouvait faire douter de leur nécessité pour l’accomplissement de l’histoire, cette vision éthérée de la route moderne était en parfait accord avec l’idée concrète que s’en faisaient les ingénieurs, les élites économiques et politiques, les experts juridiques, etc. Eux aussi pensaient oeuvrer pour le bonheur de l’homme et se réunissaient régulièrement en congrès, non pas en CIAM mais en CIR, Congrès international de la route, et ce depuis 1908 . Avec pour seul véritable acquis l’exemple du ferroviaire, ils y échangeaient leurs vraies questions : quelles dimensions, quels profils, rayons de courbure, types d’assises, d’ouvrages, de revêtements, quelle esthétique aussi — il faut le souligner — et surtout quelles règles de sécurité, quelles normes de construction, quelles structures de production préconiser pour cette nouvelle race d’infrastructure… C’est sans le concours des penseurs de la Ville radieuse, sinon la caution enthousiaste de leurs visions, que la machine à fabriquer les routes spécialisées pour les automobiles s’est mise en marche, produisant ses premières voies aux portes des villes au milieu des champs, puis entre les villes en rase campagne. Un ingénieur écrivait récemment qu’en France, la culture autoroutière est d’abord rurale ; il ne faut pas négliger ce genre de remarque qui nous rappelle bien que le mot auto s’est composé avec le mot route et non boulevard ou avenue, autrement dit combien la racine du concept est extra-urbaine (ce que traduisent aussi les mots pénétrante, sortie, contournement, rocade). On sait comment ensuite la cadence de production s’est intensifiée, comment le réseau s’est ramifié sur le territoire, densifié dans ses nœuds urbains, jusqu’à imprégner la conception même de toutes les voies urbaines nouvelles.
Aujourd’hui, il est généralement admis par les architectes et une grande partie de l’opinion que la fabrique autoroutière a produit des monstres anti-urbains : excessivement bruyants, sales, hideux, hors d’échelle (humaine s’entend), trancheurs d’espaces, « ségrégateurs » de quartiers. Ce lieu commun – aussi réducteur de la réalité que l’étaient les utopies premières — fait depuis quelques années le lit d’une effervescence autour de ce qui apparaît comme une prise de conscience et un changement très sensible dans le processus de production des infrastructures routières : la « machine » semble enfin s’ouvrir à de nouvelles démarches de conception auxquelles, cette fois, architectes, paysagistes, artistes sont pleinement conviés. En France, depuis le début des années quatre-vingt-dix, très frappée par l’exemple barcelonais du Cinturon , la presse architecturale et urbanistique s’efforce de faire état de ces changements en publiant des projets démonstratifs qui se distinguent à l’occasion de « requalifications » de voies urbaines existantes et, de plus en plus souvent, de créations de voies rapides nouvelles. Quelle que soit la forme, ce qui est novateur dans ces projets, c’est la recherche d’une cohérence de conception entre la voie rapide elle-même et l’aménagement des quartiers traversés, c’est faire du projet routier un projet urbain pour un véritable espace public urbain. En France, l’Etat, comme toujours, n’est pas en reste, faisant même déjà figure de chef de file du renouveau. Récupérant à son compte la critique des « erreurs du passé » et s’appuyant opportunément sur les initiatives souvent locales de ses directions départementales de l’Equipement (DDE), il promeut haut et fort cette nécessité de « réconcilier la route et la ville », « d’inclure la voie dans un projet global qui comprenne la voirie, ses franges et la profondeur de la ville » , et ce, désormais, jusque dans ses lois, circulaires et instructions . De plus, conscient du fait qu’en prêchant ainsi il met en crise sa propre technostructure, profondément ancrée dans sa culture normative et… « rurale », l’État n’a pu qu’encourager son ouverture aux approches pluridisciplinaires, et d’abord – bien aidé en son sein par les tenants de la cause architecturale — au concours des autres métiers du projet, réputés plus cultivés et créatifs sur l’urbain, que sont les disciplines architecturale et paysagiste.
Vidéo : Réves et réalités de l’infrastructur habitable
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