six siècles de scandales au vatican
Le pape Jules II commande en 1508 à Michel-Ange la décoration de la voûte de la Sixtine, mais c’est Clément VII
L’élite romaine et la société ecclésiastique, menée par le cardinal théatin Carafa, sont horrifiés et, par malheur pour Michel-Ange, le cardinal devient pape sous le nom de Paul IV en 1555. Il enjoint à l’auteur de détruire son œuvre ou de la « rendre convenable ». Celui-ci réplique au pape qu’il « fasse du monde un endroit convenable, et la peinture suivra vite le même chemin… »
Le pape avala la couleuvre et se tint coi. Mais les nudités du Jugement dernier et les impudiques Ignudi étaient bien là, dominant les musculatures d’athlètes, tandis que « l’étrange colosse » (Malraux) du Christ semblait de son geste de mlédiction vouer aux gémonies les contempteurs de la vaste fresque.
On ne s’étonnera pas de trouver parmi eux l’Arétin, polygraphe satirique et licencieux, maître-chanteur cynique, mais plus curieux encore le Greco qui, se trouvant alors à Rome, recommanda de détruire le chef-d’œuvre de Michel-Ange, et de le remplacer par une composition « modeste et décente, et non moins bien peinte que l’autre ». Le prestige de Michel- Ange empêcha cette surprenante requête qui, venant d’un étranger, choqua beaucoup les Romains.
Personne n’était allé aussi loin dans la grandiose et terrifiante mêlée charnelle où Michel-Ange n’avait pas hésité à se représenter lui-même sur la peau de saint Barthélémy, l’écorché vif qui figure auprès du juvénile Christ vengeur.
A sa droite, la Vierge n’étonne pas moins dans son attitude passablement équivoque inspirée d’une statue antique. Cette fresque respire le néoplatonisme florentin, et ses Vénus las- rives.
Le concile de Trente et la Contre-Réforme normalisatrice ne pouvaient manquer de s’attaquer à l’œuvre si âprement discutée de Michel-Ange. Le scandale qu’elle avait soulevé ligure dans les trente-trois décrets « urgents » soumis au cardinal Charles Borromée, neveu de Paul IV, afin de prohiber l’art non autorisé dans les églises. Le 24 janvier 1564, une commission ad hoc enjoint à l’auteur du Jugement dernier . de revoir une partie de sa fresque, et d’en effacer les nudités, mais il est très âgé et c’est un de ses amis et admirateurs, le peintre Daniele deVolterra, qui est chargé de reprendre a fresco secco, et à contrecœur, les parties qualifiées de choquantes. Il voila les sexes, ajouta des draperies, repeignit mal certaines figures, et gagna à ces ravaudages intempestifs le surnom d’el braghettone. Michel-Ange, heureusement, les ignora – il mourut le 18 février.
Si Daniele de Volterra s’était montré aussi respectueux que possible, il n’en sera pas de même des « culottiers » qui, plus tard, recouvrirent à l’instigation des censeurs certaines nudités, car tout au long des siècles Le Jugement dernier demeura un scandale permanent.
Tel pape décida sa suppression mais l’Académie de Saint-Luc s’y opposa ; tel autre fit multiplier les camouflages pudiques ; un troisième, Grégoire XIII, qualifia l’œuvre d’« amas d’obscénités et faquineries », et voulut lui substituer un « Paradis », tapisserie de Lorenzo Sabbatini.
Vasari, qui pourtant admirait beaucoup Michel-Ange, jugea sa gigantesque mise en scène « inconvenante », et nul depuis ne s’y est montré indifférent. Goethe affirmera que « l’assurance et la virilité du maître, et sa grandeur d’âme, vont au-delà de toute expression ». Delacroix admire « l’œuvre colossale », mais Stendhal soutient que Michel- Ange « accable l’imagination sous le poids du malheur ». Quant à Chateaubriand, sortant de l’office des ténèbres du Vendredi saint à la Sixtine qu’il décrit à Juliette Récamier, il ne cache pas son trouble devant « ces ombres qui enveloppent peu à peu les merveilles de Michel-Ange… »
Les siècles sont changeants : devant Le Jugement dernier certains en apprécient l’audace plus que l’émotion, d’autres l’insoutenable tension plus que la spiritualité. Cette « vision d’un univers héliocentrique » (A. Chastel) n’en a pas moins résisté aux diktats du concile de Trente ; cinq siècles plus tard elle devra tenir tête au nouveau scandale qu’elle provoqua.
la restauration et le nettoyage de la voûte de la Sixtine et «lu Internent dernier, effectués de 1980 à 1994, ont comme autrefois dressés les uns contre les autres défenseurs et adversaires, la médiatisation en plus. Le scandale initial concernait les nus et les attitudes jugées choquantes, celui du XXe siècle a pour objet la couleur. Débarrassée de sa gangue séculaire elle explose et réveille de sa torpeur de chef-d’œuvre embaumé par l’histoire, l’apocalyptique chaos de Michel-Ange.
Maquillage super-star…. » affirme un objecteur de l’opération pour qui Le Jugement dernier a été transformé . en décor new-look au technicolor clinquant pour Américains mi Japonais (sponsors de l’entreprise) gobeurs. En réalité les restaurations ont révélé un Michel-Ange savamment et subtilement coloriste caché sous l’épaisseur brumeuse de la crasse séculaire.
Les controverses d’hier et d’aujourd’hui ont un point commun ; de la nudité vilipendée comme révoltante, à la couleur jugée par certains outrancière, le lien est ténu, le i approchement évident. Michel-Ange, disciple de Platon qui condamnait la couleur pour immoralité, se méfiait de ce qui, associé à la chair, séduit les sens et efface toute élévation morale. S’il l’utilise c’est à la fois comme un épiderme supplémentaire à la nudité, et un accompagnement de la recherche plastique. La technique consiste à peindre les ombres d’une surface colorée avec une teinte différente, il assure ainsi la solidité et la stabilité de l’organisation spatiale.
C’est la véritable révélation, le « scandale » de la restauration du Jugement dernier, la palette de Michel-Ange, demeurée intacte sous la crasse, est retrouvée.